C’est bien connu, un héros populaire connait plusieurs naissances. Il ne change pas seulement de look ou d’attitude pour suivre les modes et séduire les générations successives du public. Il naît littéralement plusieurs fois : « l’origine », « le premier épisode », ces termes ésotériques signifiant tout simplement sa venue au monde, apparaissent paradoxalement plusieurs fois sur la frise chronologique de son existence. À ce titre, le héros populaire est comme l’arbre qui renaît à chaque printemps.
La métaphore sied particulièrement à Swamp Thing, historiette de 8 pages réalisée par Len Wein & Bernie Wrightson dans la revue anthologique House of Secrets (1971). Rien ne laisse alors présager que la mésaventure d’Alex Olsen, réincarné en monstre végétal dans la Louisiane du XIXe siècle, puisse servir de base à un feuilleton. Or, un an plus tard à peine, le sujet est adapté à l’époque contemporaine. Le héros de la série Swamp Thing est désormais Alec Holland, botaniste victime d’une explosion, qui fusionne avec la végétation d’un marais grâce au sérum de régénération de son invention. Bien des lecteurs, ignorant tout du récit auto-conclusif original, prennent alors ce nouveau départ pour la première apparition de la Créature du Marais.
Une origine qui revient cycliquement, comme un refrain, auquel Alan Moore, avant de devenir une superstar des comics, apporte une variation mémorable dans Saga of the Swamp Thing #21 (1984). Jusque-là, Swamp Thing est une « série à quête » : comme Le Fugitif traquant l’assassin de sa femme, Alec Holland cherche un remède à sa condition de monstre. Si l’objectif est atteint, l’aventure s’achève ou périclite sous une forme bancale. Si la quête s’éternise, le public se lasse d’une promesse jamais réalisée. Moore fait fi de cet inatteignable horizon en dévoilant rétroactivement que « Swampy » ne redeviendra jamais Alec Holland… parce qu’il ne l’a jamais été. Ce n’est qu’une plante, mutée par le sérum du savant défunt, dont elle a inconsciemment imité la physiologie et la personnalité avant son trépas.
Délivré du carcan de la formule feuilletonesque, Swamp Thing se révèle être un esprit forestier, connecté à « La Sève », réseau mystique qui englobe la végétation de tout l’univers. Ses ennemis peuvent bien le hacher menu : il renaît dans l’ortie entre les dalles d’un trottoir parisien, la tranche de tomate d’un bagel new-yorkais, la noix de coco fendue sur une route d’Abidjan… ou même un bouquet aux couleurs improbables, dans un autre système solaire. Habités par lui, le lierre fend le marbre, les pommes de pin se font missiles, les troncs d’arbres séculaires tressent un corps gargantuesque. Même Gotham, fief de Batman, ne lui résiste pas. Enfin, il se multiplie : Moore convoque Alex Olsen, le prototype de Wein & Wrightson, et en fait le prédécesseur factuel d’Alec Holland. Les Créatures du Marais sont légion, ont toujours été, et leur nom est « Parlement des Arbres ».
Le monstre de foire devient alors le vecteur de questions d’ordinaire associées à Superman, le super-héros archétypal : pourquoi son pouvoir absolu ne le corrompt-il pas absolument ? Inversement, s’il est tout-puissant, pourquoi ne sauve-t-il pas le monde de la guerre et de la famine ? Sa clémence s’explique par l’amour que lui porte Abigail Arcane (une « fiancée du monstre » qui, pour une fois, n’est pas aveugle, comme les dulcinées de la Chose ou Toxic Avenger !). Et c’est la nature placide de la « Sève » qui éteint en lui toute pulsion interventionniste à grande échelle.
C’est aujourd’hui le tour de Scott Snyder d’orchestrer un nouveau départ pour Swamp Thing. Le contexte s’y prête : le crossover Brightest Day et son complément The Search for Swamp Thing ont ressuscité Alec Holland, dont la mort était pourtant le socle de la modernisation du personnage. Mais Snyder ne se contente pas d’un simple retour aux sources. Iconoclaste, il fait voler en éclats le cliché baba cool d’un règne végétal fondamentalement bienveillant. La « Sève » est ici une force violente et aveugle, un tsunami de verdure. C’est l’Homme et sa conscience du mal qui lui apporte sa modération. L’homme, Alec Holland, que l’on retrouve désormais en chair et en os sous l’écorce du monstre, avec ses faiblesses, ses limites, et surtout la mortalité qui manquait à son double, divinité sylvestre peut-être trop distante. Comme Moore avant lui, Snyder bouleverse le statu quo. Jusqu’au prochain printemps…