Renee Montoya est la première personne que j’ai rencontrée en arrivant à Gotham. Elle n’était pas encore inspecteur, à l’époque, juste un agent de patrouille. Juste un des quelques flics honnêtes dans un service – dans une ville, même – renommé pour sa corruption et sa cruauté.


Elle n’avait jamais entendu parler de moi. En fait, personne n’avait entendu parler de moi, à l’époque. Sauf le responsable éditorial des titres consacrés à Batman, Denny O’NEIL, qui fut responsable des présentations. Ce fut complètement accidentel. Je le connaissais parce que… Eh bien, parce que c’était Denny O’NEIL. Il me connaissait par mes romans. Grâce à un subtil mélange de bon endroit, bon moment et bonnes personnes, Denny me proposa du boulot, ou plus précisément un essai. « Écris une histoire », m’a-t-il dit. « 22 pages pour BATMAN CHRONICLES. On verra ce que ça donne ». Je lui ai demandé si je pourrais écrire une histoire de Double-Face, et il me fit oui de la tête, avec sagesse, parce qu’à peu près tout le monde, je crois, écrit une histoire de Double-Face pour son essai sur Batman. Ça ou une histoire du Joker. Mais à la vérité, le Joker ne m’a jamais tellement intéressé. Harvey Dent, alias Double-Face, par contre, est un de ces rares méchants qui est un peu plus qu’un fou. Tout comme Batman, c’est un personnage de tragédie. Et j’ai toujours trouvé que sa tragédie à lui était quelque chose de fort. Il avait été un homme bon, moral et honorable, qui s’était tellement perdu, avait été tellement brisé, qu’il ne pouvait plus décider entre le Bien et le Mal, à tel point qu’il laissait le choix au hasard, à un tir à pile ou face.

C’est ça qui est intéressant avec Double-Face. Il ne jette pas la pièce pour se décider entre le steak et la salade, ou entre le couteau et le revolver. Il la lance pour choisir entre le Bien et le Mal. Vais-je tuer le bébé, ou le sauver de l’immeuble en feu ?
Alors, je me suis dit que j’écrirais cette histoire de Double-Face, et qu’elle tournerait autour de la pièce. Autour du fait qu’en théorie, on peut la lancer vingt, trente ou quarante fois, et tomber sur face à tous les coups. Mais que la loi des grands nombres demande que pile tombe vingt, trente ou quarante fois en retour. Que se passerait-il, me demandais-je, si Double-Face tombait à chaque fois sur « Bien » ? Mais j’avais besoin que quelqu’un le voie. Que quelqu’un soit témoin du fait que Double-Face pouvait être dans le bon camp. Et ça ne pouvait pas être Batman. Parce que Batman alimente la folie d’Harvey, et implique un lancer de pièce par sa propre présence. Batman est obligé d’agir quand il est confronté à Double-Face, parce qu’il ne peut prendre le risque que ça tombe sur pile et, dans l’exemple ci-dessus, tue le bébé. Ça ne pouvait pas être Batman.


Et c’est ainsi que j’ai rencontré Renee. Et c’est comme ça que mon histoire, Deux pour la route 1 a commencé.
Quand elle s’est terminée, par contre, je savais que c’était autre chose. Double-Face et l’agent Montoya se retrouvaient liés, du coup. Il la connaissait, et peut-être, juste peut-être, se sentait-il légèrement attiré par cette fliquette qui refusait de se laisser dominer par la peur. Il la respectait. Et Montoya le comprenait différemment, elle comprenait la pièce. Elle était une des très rares personnes au monde, peut-être la seule, à pouvoir dépasser Double-Face pour s’adresser à Harvey Dent. Harvey, de son côté, l’avait compris. Comment aurait-il pu ne pas l’aimer, du coup ?

Quand NO MAN’S LAND est arrivé, cette énorme saga qui dura toute l’année 1999, Double-Face était devenu un de ces seigneurs de la guerre se partageant les ruines de Gotham, maître en son territoire. Renee Montoya se battait pour rétablir l’ordre aux côtés de James Gordon et de ce qu’il restait des forces de police. Et quelque part en cours de route, Double-Face avait décidé de « s’occuper » de la famille de Montoya. Il allait les protéger et c’était, dans sa folie, la façon qu’il avait trouvée de lui prouver son affection. Montoya, vous vous en doutez, ne voyait pas les choses comme ça. Surtout quand il l’a kidnappée et prise en otage. Mais une fois encore, Renee réussit à atteindre Harvey, sous les couches de folie de Double-Face. Et à partir de là, Harvey et Double-Face sont tous les deux tombés amoureux d’elle. Gotham fut reconstruite, NO MAN’S LAND était terminé, et Renee Montoya avait été promue inspecteur dans la foulée, et intégrée à l’Unité des Crimes Majeurs, l’élite des inspecteurs de Gotham, les meilleurs fics de la ville, les incorruptibles choisis personnellement par le commissaire Gordon, et chargés d’enquêter sur les crimes les plus abominables. Ils sont le cœur du Commissariat Central de Gotham. Ainsi, Montoya travaillait à l’UCM, et Double-Face avait été bouclé à Arkham. Et peut-être pourrait-elle l’oublier un peu. Ce dont lui était incapable. Il se souvenait même de son anniversaire, et s’imaginait qu’elle l’aimait autant qu’il l’aimait.


Il oubliait un détail : les gens normaux ont, eux aussi, des identités secrètes. Cette histoire a mis pas mal de gens en colère. Ils nous ont accusés, Michael LARK et moi, de pas mal de choses, dont la plupart étaient totalement infondées. De fait, ces accusations en disaient plus long sur les accusateurs que sur les accusés. Ce genre de tempête dans un verre d’eau m’a toujours semblé ridicule. Et la plus ridicule des accusations était celle selon laquelle nous avions « fait » de Montoya une homo. Pour ce que j’en sais, nous n’avons rien fait de tel. Elle était homo depuis toujours. Nous avons juste été les premiers à le dire de façon claire. Nous avons été, paraît-il, les premiers auteurs d’une histoire se déroulant dans l’univers DC à faire dire à un de nos personnages : « je suis lesbienne ».
Une tempête dans un verre d’eau. Les comics sont de l’art, et de la littérature, et aussi du divertissement. Aucune de ces choses n’empêche les autres. Pour qu’une histoire fonctionne, elle doit refléter la vérité de notre monde, et ces choses que nous partageons tous : l’amour, la perte, la souffrance, la peur, et même les plus petites choses, la frustration de perdre nos clés de voiture, la joie de retrouver un billet de vingt oublié dans la poche d’un manteau… Et dans notre monde, les comics ne peuvent se contenter de raconter des histoires d’hommes blancs chrétiens et hétérosexuels.

Certaines personnes n’aiment pas qu’on le leur rappelle. J’ai dans l’idée que certaines personnes n’aiment pas qu’on les remette en question. Certaines personnes pensent que les bandes dessinées sont faites pour les enfants, et que les enfants sont naïfs, stupide ou incapables de se faire leur propre idée sur les choses. Je ne suis pas de ces personnes, et Michael LARK non plus, et par chance, nos éditeurs chez DC non plus. Je me souviens avoir eu Michael au téléphone, juste avant de me mettre au travail sur Pour Moitié. Je me souviens lui avoir dit que c’était l’histoire que j’attendais de pouvoir raconter depuis que j’avais fini Deux pour la route. Je savais dès cette époque que j’aurais à écrire celle-ci, je savais dès le départ où j’allais avec Renee Montoya et Double-Face. À ce point de ma carrière, j’ai écrit une douzaine de romans et je ne sais combien de comics. Michael LARK, de son côté, a produit des milliers de pages de BD absolument épatantes. Je peux sans trop m’avancer parler en notre nom à tous les deux pour dire que Pour Moitié est l’histoire dont nous sommes les plus fers. C’est une bonne histoire. Et je dirais même une sacrément bonne histoire.

Et j’espère que vous le pensez aussi.

Greg Rucka

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