La préface de Grant Morrison, datant de mai 1995, de l’ouvrage Enigma.
SÉRIE
À l’origine, cette introduction à l’édition en recueil d’ENIGMA aurait dû être rédigée par nul autre que le Brave Petit Gars, le Dandy Détrousseur, M. Adam ANT en personne. Lorsque, cependant, M. ANT se révéla incapable de tenir des délais impitoyables, Art YOUNG, séduisant superviseur, fut obligé de plonger dans les bas-fonds du marché en quête d’une traînée sans vergogne prête à écrire n’importe quoi pour quelques dollars. Et me voilà donc, quelques secondes à peine avant la publication, épuisé mais immaculé, en train de tenter de bricoler un truc qui aura l’air d’une introduction, au moins par l’aspect et par l’odeur, à défaut d’en avoir le goût.
NUDITÉ
Persuadé comme je le suis qu’aucune introduction n’a jamais donné à qui que ce soit l’envie d’acheter ou de lire un livre, je vais me contenter d’essayer d’en finir avec cette affaire aussi vite qu’humainement possible, en usant de tous les expédients nécessaires. S’il faut pour cela recourir au ton sirupeux et artificiel d’un orateur endurci présidant une soirée d’hommage à je ne sais quelle vedette, eh bien, soit. Ce livre parle de vérité, de la Vérité, même, et n’est-ce pas la vérité des choses que les introductions de livres soient uniquement conçues pour faire peser un stress immérité sur l’auguste tête de ceux qu’on a condamnés à les rédiger ? La vérité, c’est que la perspective de devoir remplir cet espace avec je ne sais quelle évaluation critique d’ENIGMA est une démarche beaucoup trop ambitieuse, aussi vais-je plutôt saisir cette occasion pour écarter le rideau de douche de la célébrité afin de vous donner un aperçu de Peter MILLIGAN dans toute sa nudité, l’homme dans son intimité, derrière le masque public.
ÉTRANGE
Je devrais peut-être commencer mon monologue en présentant mes références en ce domaine : voilà déjà un certain temps que je prends du plaisir avec Peter, si j’ose dire, ayant suivi son travail – comme le jour suit la nuit, et CHAPMAN suivait LENNON – depuis le grandiose fatras visionnaire de Strange Days, au travers de ses diverses collaborations avec le divin Brendan McCARTHY, puis sur SHADE, THE CHANGING MAN, etc. Au fil de cette période, j’ai eu le privilège (ou peut-être serait-il plus approprié de parler de destin) d’en venir à connaître l’homme lui-même et, à défaut d’avoir véritablement partagé ses triomphes et ses tragédies, d’en avoir au moins entendu causer au téléphone par l’une ou l’autre tierce personne.
COLON
Mon plus délicieux souvenir de Peter date de ce printemps terrible de 1992, où lui et moi avons été invités à participer à la Convention de Bande dessinée de Lucques, dans le nord de l’Italie. En tant qu’invités étrangers, transportés par avion à travers l’Europe et logés dans les meilleurs hôtels, on attendait naturellement de nous que nous repayions l’hospitalité de nos hôtes en faisant un minimum efforts pour participer au festival. En tant qu’incorrigibles cossards, bien entendu, notre intention était de n’accomplir absolument rien qui dégage le moindre fumet de bandedessinaillerie. Je ne sais comment nous avons réussi à convaincre nos amis italiens que le bref vol de Londres à Pise nous avait asséné un tel décalage horaire que nous étions pratiquement incapables de parler ou de remuer. Nous avons découvert que, dès qu’il s’agissait de nous soustraire à nos obligations, c’était le mot « vertige » qui opérait le mieux. Nous avons appris à investir le concept de « vertige » de ce sentiment de terreur fatidique normalement réservé au cancer du colon. Une journée d’ébriété de plus à fainéanter à l’hôtel. Une voix italienne chargée d’espoir au téléphone. « Nous avons une équipe de tournage qui attend ici pour interviewer P. MILLIGAN. C’est pour la télé italienne. C’est vraiment très important… » Je jette un coup d’œil vers Peter, vautré. Il secoue la tête, agite une main en signe de congé et lève son verre. « Je crains bien que Pete ne se sente pas très bien en ce moment. Il souffre beaucoup de vertige, aujourd’hui. – Ah… le vertige… Navré de l’apprendre… » Le téléphone est raccroché. Et que dire de MILLIGAN, halluciné d’alcool et de drogue, dressé sur les rochers à Lerici, où le poète SHELLEY s’est noyé en 1822 ? Je ne crois pas que je serai jamais délivré du poignant souvenir de mon ami, titubant sur les rochers et secouant le poing en direction des vagues insensibles, tout en hurlant : « Déchaînez-vous, saloperies ! Vous avez eu SHELLEY, mais moi, vous m’aurez pas ! » Je ne puis non plus oublier son travail au sein d’organisations charitables, sa douceur, sa générosité, sa chasteté…
BANDE
Mais c’est la Vérité que vous voulez, hein ? Et je n’arriverai plus à poursuivre ces conneries à la Peter USTINOV très longtemps. La Vérité est que les mensonges sont souvent plus honnêtes qu’ils ne le souhaiteraient. La Vérité est que la fiction nous en apprend souvent plus long sur nous que nous ne le voudrions. La Vérité est qu’ENIGMA est une des plus grandes séries de bande dessinée jamais écrites parce que, avec une joie mauvaise, elle expose les absurdités et les insuffisances de nos existences, et projette sur tous nos espoirs et nos peurs grotesques la lumière crue de La Vérité. Elle dénonce La Condition Humaine comme une condition très semblable aux pellicules capillaires, mais en plus ne s’arrête pas là. On a pu qualifier ENIGMA de bande dessinée existentialiste, mais je crois que c’est davantage encore ; voyons les choses en face, c’était quand, la dernière fois que vous vous êtes marrés avec Jean-Paul SARTRE ? La méchanceté joyeuse de l’humour d’ENIGMA est telle que, non seulement elle nous fait rire, non seulement elle nous fait grimacer de gêne en prenant conscience de la petitesse des désirs et des ambitions humains, elle nous montre aussi comment nous pouvons devenir libres, comme Michael Smith, en n’ayant pas peur de la Vérité.Et tout ça dans une bande dessinée, en plus ! […] ENIGMA est intéressante, beaucoup plus que je ne pourrais jamais la décrire. Arrêtez tout de suite de lire ces lignes. Lisez plutôt ENIGMA, et découvrez la Vérité. Est-ce que je vous mentirais ?
[one_fifth][/one_fifth] [four_fifth_last]Découvrez la suite de l’introduction dans Enigma. Michael Smith mène une existence morne et sans surprise qui sombre dans la folie le jour où apparaît dans le monde réel son personnage de BD préféré : le super-héros Enigma. Faisant équipe avec le créateur de ce dernier, Michael s’engage dans une quête initiatique qui va bouleverser tout ce qu’il pensait savoir sur son identité, voire la fabrique même de la réalité.
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