La première fois que j’ai rencontré Neil GAIMAN, c’était en coulisses, dans un festival de bandes dessinées à New York, durant une vague de chaleur.


Il se préparait à parler du Fonds de défense juridique des comics – ils venaient de remporter un procès important – et il avait un œil au beurre noir. La loge était bourrée de monde et nous avons tous les deux pris une photo avec Stan LEE. Neil a dessiné sur une feuille de papier et bu du thé anglais avec du lait qu’une fille lui avait apporté, elle m’a demandé si je voulais quelque chose, j’ai demandé un café crème sucré s’ils en avaient, ou sinon avec du lait. Neil et moi, on a un peu discuté du livre que nous allions faire ensemble. Je lui ai fait écouter de vieux enregistrements que j’allais utiliser sur mon nouvel album, les réactions de mon petit ami de l’époque, décédé depuis, me découvrant dans le dortoir de la fac, couverte de sang, après que j’aie tenté de me suicider. Neil a rit, et m’a dit que mes sons n’étaient pas mal du tout.

La deuxième fois que j’ai rencontré Neil GAIMAN, je venais d’être asphyxiée avec un sac en plastique par une fille en robe fleurie qui me ressemblait trait pour trait. Nous l’avons dénichée dans une agence artistique à Boston. Neil était venu en avion passer du temps avec le photographe Kyle CASSIDY, et moi, pour voir comment se déroulait la séance. Nous nous sommes tous réunis dans une demeure splendide qui appartenait à l’ami de Kyle à Brookline, un des plus riches quartiers de Boston. Nous avons disposé les éclairages et les appareils dans le très chic salon, et j’ai mimé des convulsions, j’ai gigoté comme un poisson hors de l’eau avec un sac en plastique absurde sur la tête.

Puis je suis restée totalement immobile, morte sur le fauteuil à fleurs assorti aux robes que nous portions, la doublure et moi. Ensuite, nous avons fait une session à l’étage dans la chambre abandonnée du fils. Il était parti à la fac et j’ai dit à Neil que j’aurais aimé l’avoir sur place, ce gamin, parce que j’étais tombée amoureuse de ses manettes de jeux vidéo rétros, de ses affiches des Sex Pistols et de sa collection de comics. Dans une pile de bouquins, il avait certaines BD de Neil, dont Death. Nous avons trouvé ça très amusant. Quelqu’un a choisi l’arc « La Vie a un prix », et l’a placé stratégiquement sur le tapis de laine, entre mon cadavre couvert de sang et le bang.

La troisième fois que j’ai rencontré Neil, c’était de nouveau à New York, quelques mois plus tard. Nous étions tous les deux là pour le travail et il a proposé de m’amener dans un restaurant de sushis qu’il adorait. Avant, cet établissement se trouvait à L.A., mais en devenant une chaîne, l’un des chefs a levé le camp pour ouvrir son propre restaurant à New York. C’est un endroit vraiment spécial car on n’y commande rien. On vous apporte simplement une infinité de petites assiettes de sushis créés par le chef. Et ce soir-là, le serveur nous a apporté des rouleaux très spéciaux que ne cuisine apparemment le chef que quelques fois par an, et c’était un mets extrêmement raffiné. Il semblerait qu’il existe une sorte de cœur de poisson qu’on mange au Japon, qui peut vous tuer s’il n’est pas préparé exactement comme il faut. Il faut assommer le poisson pour le tuer quand l’eau atteint une certaine température, d’une certaine façon, bla bla bla. Donc, le chef est venu, parce que Neil était célèbre et tout ça, et il nous a servi à tous les deux un sushi de cœur de poisson. L’apparence était assez répugnante mais on a essayé tous les deux et, en fait, c’était vraiment bon.

Neil a tellement aimé ça qu’il en a recommandé. Ce soir-là, nous avons discuté de toutes sortes de choses, mais je me souviens surtout avoir parlé d’anciennes liaisons, d’avoir dit être accro aux ruptures propres et déclaré qu’on peut jauger la mentalité d’une personne à sa capacité à conserver des rapports corrects avec ses ex. Parce que si on arrive à rester ami avec aucun(e) d’entre eux/elles, ça signifie sans doute qu’on est un(e) vrai(e) enfoiré(e). Ce soir-là, nous avons aussi parlé en plaisantant de manger le coeur des gens, emballé dans des algues.

La quatrième fois que j’ai rencontré Neil GAIMAN, j’étais plantée comme un mannequin sans vie sur un piédestal en ciment dans un recoin presque désert du parc de Washington Square et il faisait un froid glacial. C’était l’anniversaire de Neil, et quelqu’un s’était dit que ce serait une idée vraiment cool de me placer là, en cadeau pour lui. J’avais le visage peint en blanc et des gants blancs, J’étais aussi habillée d’une robe en dentelle blanche démente. Une fille toute vêtue de noir, portant un maquillage vraiment sombre et un genre de virgule dessinée sous l’oeil, m’a regardée bien en face. Je crois qu’elle pensait me connaître, mais qu’elle ne se souvenait plus d’où. Moi, j’étais coincée là, incapable de bouger d’un pouce. Mes mains ont été les premières à geler, ensuite mes bras et puis mon nez, mais je ne pouvais littéralement pas bouger tant que Neil n’arrivait pas. Vu le temps qu’il a mis pour se pointer, on peut dire que c’était un plan foireux. Et tout le monde commençait à s’inquiéter que ça ne devienne vraiment dangereux, parce qu’ils ne pouvaient pas me déplacer et que j’avais perdu toute sensation dans la grande majorité de mon corps. Les passants me croisaient sans un regard et s’imaginaient que j’étais vraiment une statue. Seul un vieux monsieur s’est aperçu que j’étais une vraie fille.

Il s’est arrêté et m’a envoyé un baiser. Ça a refait ma journée, mais ça n’a pas réellement aidé, parce que j’étais à deux doigts de mourir. Mais enfin, ce foutu Neil a fini par arriver. Le plus dingue, c’est que, quelques minutes plus tard, alors qu’on était en train de se réchauffer dans un café, je racontais à Neil récente et douloureuse séparation avec mon petit ami et, pendant qu’il mélangeait le chocolat dans son lait crémeux en écoutant avec sympathie, une fille est tombée devant la vitrine du café parce qu’elle mourait de faim ou qu’elle faisait une overdose, ou je ne sais quoi, et une ambulance a dû venir la chercher. On voyait par la vitrine les urgentistes discuter entre eux et se dire qu’elle n’allait pas s’en tirer.

La cinquième fois que j’ai rencontré Neil GAIMAN, c’est quand je l’ai vu au Muséum d’Histoire naturelle quelques mois plus tard. Il était là avec une fille que je ne connaissais pas, mais que j’avais l’impression de reconnaître de quelque part. Elle était habillée tout en noir avec un haut-de-forme, elle lui chuchotait des choses et ils riaient. Il ne m’a pas présentée, ce que j’ai compris, parce que la situation était assez gênante. On m’avait déchiré ma pelisse blanche pour me bourrer de son et me disposer dans une grande vitrine de présentation installée dans la cloison en bois du muséum, avec mes antérieurs et postérieurs écartés les uns des autres comme si je courais à toute allure (mais je ne courais pas quand ils m’avaient abattue). Sur les murs autour de moi, on avait peint un paysage sombre et étoilé, si bien qu’il faisait éternellement nuit dans cette vitrine et que je devenais folle avec tous les gens qui prenaient des photos de mon cadavre idiot à longueur de journée. Ça me mettait en rage, surtout parce qu’ils avaient exposé mes crocs et maintenu mes mâchoires ouvertes avec du fil de fer pour me donner un aspect vraiment féroce et mauvais, mais en fait, quand ils m’avaient abattue, j’étais en train de dormir et j’ai l’air plutôt paisible quand je dors. La fille tout de noir vêtue m’a regardée bien en face, d’un air interrogatif.
Elle semblait me reconnaître mais sans savoir d’où, exactement. Neil lui a ensuite dit quelque chose, que je ressemblais exactement à son chien, qui était grand et blanc lui aussi, et nommé d’après un ancien roi de Grande-Bretagne ou je ne sais qui. Et ils s’en sont allés.

La dernière fois que j’ai vu Neil GAIMAN, c’était encore à New York, deux ans plus tard. J’avais rendez-vous chez DC (un rendez-vous pour écrire cette intro, en fait) et, exactement au même moment, Neil a fait une apparition dans le bureau de Shelly BOND pour récupérer un comic book de Batman qu’il devait réviser. Nous nous sommes cognés devant le distributeur d’eau : j’étais conduite dans le couloir sur des roulettes vers le bureau de je ne sais qui, poussée par un type costaud du nom d’Arvo, dans une longue vitrine de la taille d’un cercueil. Elle avait à son sommet un rideau qui en faisait le tour et à l’intérieur, un charmant décor peint, le mur d’une vieille pharmacie avec des tas d’étagères bourrées de jolies fioles colorées et de boîtes rouillées couvertes de lettres calligraphiées. Il y avait près de mon visage de petits trous d’aération, disposés pour former un motif de fleur. Je pouvais parler parce qu’ils avaient retiré le fil de fer de ma mâchoire, mais je ne pouvais pas bouger grand-chose d’autre ; j’étais dressée sur mes pattes de derrière et je portais une robe de mariage démente qui ne m’allait pas du tout. Et il y avait une petite masse de chair mauve qui palpitait à côté d’une tranche de gingembre frais et d’une petite boule de wasabi vert menthe dans une petite boîte en plastique à emporter, accrochée et pendue à ma poitrine. Au sommet de la vitrine, il y avait une petite plaque en bronze gravée qui disait : « Ex-petite amie nord-américaine, don de Neil GAIMAN.»

Neil a remis une enveloppe à Arvo en le remerciant et il a commencé à me pousser vers les ascenseurs du hall principal.

« C’est toi qui m’as fait ça, je lui ai dit.
— Je sais, il a dit avec son sourire sarcastique et joyeux. N’est-ce pas charmant ?
— Où est-ce qu’on va ? je lui ai demandé.
— Nous allons dans le Bronx voir une de mes vieilles amies. Elle dit qu’elle te connaît, mais tu ne te souviens peut-être
pas d’elle. Je crois que vous allez vous entendre à merveille. »

 

Amanda PALMER
Mars 2009

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Une fois par siècle, Mort parcourt la Terre pour mieux comprendre ceux dont elle recueillera les dernières paroles. Sous la forme d’une jeune mortelle nommée Didi, elle se liera tour à tour avec une adolescente, aidera une sans abri de 250 ans à retrouver son coeur perdu et encouragera une jeune étoile montante de la musique luttant pour dévoiler son orientation sexuelle.
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