Quand on m’a tendu une copie du premier album de BRIAN WOOD, Channel Zero, à la fin des années 90, je ne savais pas qu’il augurait une telle carrière.

Brian est sorti de nulle part et je me suis immédiatement identifié à lui. Son style était intrinsèquement indépendant, puisqu’il ne venait pas des filières traditionnelles du Comics. Il s’est imposé comme l’une des voix créatives les plus importantes de ces quinze dernières années, exprimant très clairement l’esprit de notre génération. Il a cerné cet optimisme hérité de nos grands-parents nés avant la guerre, modéré par la contre culture de nos parents activistes dans les années 60, et finalement façonné par la prise de conscience sociale de notre propre génération. Channel Zero était une tentative précoce, impertinente et débrouillarde de terrorisme artistique.

Elle faisait furieusement penser au style musical volontairement imparfait du Lo-Fi. Brian la qualifiait simplement d’ « analogique ». Moi, je la trouvais cool, autant en apparence qu’à la lecture. Lire une oeuvre de BRIAN WOOD est incroyablement stimulant, car il vous donne l’impression que vous pouvez changer le monde. Par bien des aspects, Channel Zero était le précurseur spirituel de DMZ. Si cette première tentative était une vive réaction à certaines politiques de New York, alors DMZ a porté un message plus large, au sujet de l’identité culturelle américaine qui se fissure, et de notre rôle sur la scène mondiale. À la fin de l’année 2001, j’avais quitté l’université depuis quelque temps, j’avais brièvement travaillé dans un des services de police fédéraux et entamé une longue carrière dans la sécurité et la gestion des urgences privées au sein d’une des plus grandes sociétés américaines. Ce mardi matin de septembre nous a tous ébranlés.

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Je me suis retrouvé responsable d’un centre d’opérations d’urgence, à évacuer des centaines d’employés de Manhattan, et à gérer les conséquences immédiates : ma société a rapidement confirmé que nous avions un employé dans le vol 77 d’American Airlines.

Même au coeur de la Silicon Valley, j’avais déjà ressenti une douloureuse affinité avec l’esprit de New York, quatre ans avant le premier numéro de DMZ. Le monde avait changé. Dans ma branche, on disait que tous les jours seraient désormais le 12 septembre. Dans la première scène de DMZ, Brian a instantanément donné le ton en osant écrire « Le 11 septembre au quotidien ». Il m’a dit qu’il n’avait jamais consciemment décidé que DMZ serait sa réponse officielle au 11 septembre, mais c’est ce qu’elle était devenue. C’était un exercice ferme de « Et si ? » qui martelait la même idée. Et si l’impensable continuait d’arriver ? Et si les campagnes à but électoral au Moyen-Orient ne s’arrêtaient jamais ? Et si les oubliés de la démocratie arrivaient à saturation ? Et s’ils étaient armés, organisés et parmi nous ? Et s’ils engloutissaient les Banques de la Réserve fédérale, les Armureries de la Garde nationale, et les bureaux locaux du FBI en déferlant vers l’est ? Et si les États-Unis étaient si occupés à construire des nations à l’étranger que  la leur se fissurait de l’intérieur ? Et si cet enchaînement d’événements avait catapulté les États-Unis d’Amérique et une nouvelle entité, les États Libres d’Amérique, dans une seconde guerre civile américaine ? Et si Manhattan était le front de ce fossé idéologique ? Et surtout, et si le seul type qui n’arrivait pas à se trouver se retrouvait au milieu de ce bordel ?

 

C’est là que Matty Roth entre en scène. Matty n’était pas un super-héros, ni un héros, ni même un monsieur tout le monde. En fait, au début, c’était un imbécile. Il était remonté contre sa famille, ses amis, et la ville. Il a fait des erreurs. Il a même provoqué des morts. Seul Brian aurait rendu son protagoniste aussi détestable par moments. Il l’a fait avec Megan dans Local, avec les gamins contestataires de DV8 : Gods & Monsters, et sans aucun doute en larguant Matty Roth dans la DMZ.

C’était faire preuve d’honnêteté intellectuelle pour le développement du personnage. C’était peut-être plus long, plus difficile et pas forcément populaire. Mais il l’a fait, parce que c’était le bon choix. C’est la définition de l’intégrité. J’ai longuement défendu l’idée que pour comprendre le travail de Brian, il fallait accepter qu’il impose à ses personnages la découverte de soi décrite dans le mono-mythe de Joseph Campbell, puis les envoie dans une quête d’identité. Il y a quelques traits récurrents dans son oeuvre que j’adore, mais le thème de l’identité est indubitablement le ciment qui les lie. Matthew Roth ne fait pas exception. Il est arrivé dans la DMZ comme un enfant gâté qui cherchait quelque chose à faire, pour transcender son statut d’étranger, et pour se trouver lui-même. Mais avant de pouvoir sortir une fois devenu un homme, il doit affronter les conséquences de ses erreurs. Chaque ordre négligeant qu’il a donné, chaque fois qu’il s’est fait avoir, et chaque fois qu’il a voulu passer pour celui qu’il n’était pas. Dépassé par les dangers physiques et l’épuisement mental, il est tout de même parvenu, au milieu d’une guerre, à se découvrir lui-même. C’est un petit miracle qu’une série actuelle dure six années tout en étant félicitée par la critique et aligne 72 numéros consécutifs. Cette longévité témoigne du fait que, malgré son caractère politique, DMZ a toujours été une histoire d’êtres humains. On peut facilement se laisser distraire par l’action frénétique des chars d’assaut, des hélicoptères, et des grandes fiestas de Wilson sur Mott Street. Le périple de Matty s’achève, la guerre se termine, ainsi que la série avec Les Cinq nations de New York. Mais comme nous le dit Brian dans le dernier chapitre, qui est une lettre d’amour à la grande métropole, la culture et la résistance de New York perdureront éternellement.

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Brian a travaillé avec tant de collaborateurs talentueux, explorant toute la gamme de l’aventure, de Will DENNIS, Jeromy Cox, et Jared Fletcher, à John Paul Leon, Kristian Donaldson, et Nikki Cook. Mais il y en a un qui mérite une reconnaissance spéciale pour sa production créative constante. Riccardo Burchielli a été de la partie depuis le premier jour, et il est impossible d’imaginer que cette série ait pu exister sans son incroyable esthétique.

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Riccardo Burchielli à Paris en 2012, pour une dédicace de DMZ

 

Il a toujours su capter l’émotion cachée sous le gravier et la crasse de la ville. De Stuy-Town a Chinatown, de Midtown a Central Park, sa patte est invariablement présente. Riccardo travaille dur. Il n’est jamais à court de générosité artistique. On la retrouve dans la façon dont un bout de tissu pend sur un soldat fatigué le Jour 204, la texture d’un bol de nouille fumant dans une cuisine exigüe, ou la simple puissance du « le 11 septembre au quotidien » gribouillé sur un graffiti d’arrière-plan. Avec les lignes dynamiques de Riccardo, la ville prend vie sur le papier avec une authenticité rarement vue dans une bande dessinée. DMZ s’est imposée comme une telle poudrière d’anticipation qu’il est facile d’oublier à quel point elle était en avance sur son temps. Les créations de Brian ont toujours cinq ans d’avance, et révèlent les idées profondément enfouies dans la conscience de notre génération. Si Channel Zero était un précurseur spirituel de DMZ, alors il faudra prêter une attention toute particulière à sa prochaine tentative, au successeur de DMZ. tout le monde aime être au parfum du secret avant qu’il ne fasse les gros titres. Il est certain que Brian écrira des histoires largement documentées, anticipatrices et chargées d’émotions. Souvenez-vous-en la prochaine fois qu’il prendra la plume.

Souvenez-vous qu’avant que le paysage politique devienne si divisé, cette série a existé. Avant les calamités financières mondiales et les déferlantes médiatiques, cette série a existé. Avant le premier président afro-américain,
il y a eu Decade Later, la nation Delgado, et Radio Free DMZ. Avant qu’un gouverneur de l’Illinois se prenne pour Michael Corleone et essaye de vendre un siège au Sénat, il y a eu DMZ. Avant que nous ayons eu l’impression que notre pays allait s’efondrer dans le chaos, DMZ le faisait s’effondrer pour vous. Avant la crise des subprimes, avant le Printemps arabe, avant Occupy Wall Street… Vous avez tout vu ici avant. On parle souvent de science politique et de science-fiction, mais « politique-fiction » est rarement entendu. Ce genre hybride est un moyen sous-exploité, surtout quand les scénarios potentiels provoquent, divertissent et résonnent aussi fort que DMZ. Nous vivons une époque précaire où les valeurs nationales et l’identité personnelle affectent notre avenir commun. Avant que des réponses faciles soient lancées par les prétendus experts de la télévision, songez que des problèmes complexes indépendante. Nous avons appris ces leçons au travers de l’expérience de Matty Roth.

DMZ est l’allégorie politique la plus pertinente au sein des fictions de ce début du xxie siècle. Elle saisit un instant essentiel dans l’histoire de notre génération, écrite par un homme de notre génération.

 

Justin Giampaoli
San Diego, février 2012

Justin Giampaoli a écrit plusieurs mini-séries de bande dessinées, dont the Mercy Killing, Silicon Valley Blues et Blood Orange. Il blogue sur les comics depuis 2005 au sein du blog récompensé thirteen Minutes, et présente des interviews et les coulisses de l’oeuvre dans Live from the DMZ, le seul site dédié à l’oeuvre classique de Brian Wood.

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