Walter Simonson dessine des bandes dessinées depuis plus de trois décennies. Aujourd’hui, il revient sur Jack Kirby, et plus particulièrement Le Quatrième Monde. 

J ’ai lu LE QUATRIÈME MONDE de Jack KIRBY lors de sa première publication, de 1970 à 1973. J’étais passionné par son travail chez Marvel dans les années 1960 et il me tardait de découvrir ce qu’il allait faire chez DC. Malgré mes attentes, j’ai été sidéré par JIMMY OLSEN n° 133, le premier comic book lancé par Jack chez son nouvel éditeur. Dans cet épisode apparaissent la Légion des Petits Rapporteurs nouvelle formule, leur Sensassmobile, Morgan Edge, la Zone Sauvage, les Motards Marginaux et leur ville dans les arbres d’Habitat, la Vroumroute et également, comme si ce n’était pas assez, Superman !

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À la fin de l’épisode, Jimmy et ses Marginaux se dirigent vers la mystérieuse Montagne du Jugement : “Un endroit digne de Moby Dick. Si on la trouve, on n’en ressortira pas vivants !” Je ne lisais pas souvent JIMMY OLSEN, à l’époque, mais quand c’était le cas, j’avais l’habitude de voir Jimmy appeler Superman avec sa montre radio pour qu’il le sauve d’une mort certaine, ou les transformations assez courantes de Jimmy en diverses créatures, extraterrestres ou autres. Avec le premier épisode de Jack sur JIMMY OLSEN, j’ai eu l’impression qu’on m’avait arraché le haut du crâne pour me le remplir de dynamite, le tout en 22 pages. Avec le recul, j’ai du mal à décrire l’effet qu’a eu cette BD sur moi. Mais à une époque où beaucoup de super-héros semblaient tourner en rond, JIMMY OLSEN détonnait vraiment ! Puis ce choc s’est propagé aux autres titres du QUATRIÈME MONDE. Pas seulement à cause de l’imagination prométhéenne de KIRBY, qui atteignait de nouveaux sommets à chaque numéro : mais il s’agissait aussi d’une question de format. Jack s’était lancé dans une aventure inédite en bande dessinée dont la nature n’a pas été immédiatement évidente. Mais après quelques numéros, lorsque les quatre séries du QUATRIÈME MONDE ont commencé à paraître de façon régulière, un nouveau paradigme s’est dévoilé. Et j’ai été de nouveau abasourdi. À l’origine, DC a publié les trois premiers numéros de SUPERMAN’S PAL, JIMMY OLSEN par Jack. Puis, ils ont fait paraître chacun des trois autres titres en l’espace de deux mois, d’abord LES IMMORTELS, puis LES NÉO-DIEUX et enfn MISTER MIRACLE. Les séries étaient bimensuelles et paraissaient en alternance, chaque cycle se complétant tous les deux mois. Ensemble, les séries du QUATRIÈME MONDE racontaient les événements entourant un grand confit entre des dieux, les dieux de KIRBY. Jack avait créé sa propre mythologie syncrétique pour la série, dans le but de narrer la suite du Ragnarok, la destruction des anciens dieux de la mythologie nordique. Les nouveaux dieux avaient poussé sur les cendres des anciens. Jack leur avait insufflé son amour des mythes, de la technologie et du pouvoir. Mais ça ne suffisait pas. Le récit du confit de ses nouveaux dieux était si vaste que le format mensuel ordinaire des comic books, qui, sous une forme ou une autre, était le standard de publication depuis les années 1930, ne suffisait plus à contenir ses idées. Jack a alors fait ce que personne n’avait encore jamais accompli en bande dessinée.

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Il a étalé son histoire sur quatre titres bimestriels et a proposé aux lecteurs une nouvelle expérience. La guerre cosmique qu’il avait inventée n’était pas présentée comme un récit unique, mais offerte au lectorat sous la forme d’une mosaïque, d’une histoire entrelacée. Le résultat était inédit. Chaque mois, le récit de la grande guerre se dévoilait à travers une série d’histoires parallèles qui, ensemble, révélaient peu à peu l’image d’une lutte titanesque, une image qu’un seul titre n’aurait pu raconter. Le tout devenait alors bien plus vaste que ses parties. Chaque mois apportait son lot de révélations sur les dieux, leurs ennemis, leurs alliés, leurs influences et leurs relations avec les mortels. Et ce qui se passait dans une série éclairait et développait ce qui se déroulait dans les autres. KIRBY a réussi cette prouesse en racontant l’histoire de cet affrontement de quatre points de vue différents. LES NÉO-DIEUX nous en font le récit par le biais des grands guerriers eux-mêmes, les dieux de Néo-Genesis et d’Apokolips, qui affrontent sur la ligne de front et dans les tranchées. Ces guerriers ne se font guère d’illusions sur la nature du confit. Dans un moment de calme, alors qu’il observe Orion en cachette, Darkseid se dit que, comme lui, les héros comprennent que sous le faste et les apparats, la guerre n’est, en réalité, qu’une boucherie. LES IMMORTELS suivent les exploits des enfants des dieux pour qui la “boucherie” est encore une aventure. La guerre est un jeu lorsqu’on considère que la mort, bien que possible, n’est qu’un concept lointain. Comme chez beaucoup de jeunes, l’immortalité est la norme, la mort n’est qu’un mot et la joie de vivre l’emporte sur tout le reste. Dans MISTER MIRACLE, nous rencontrons un objecteur de conscience, un symbole de l’époque à laquelle KIRBY a créé LE QUATRIÈME MONDE. La guerre du Viêt Nam et les confits sociaux qu’elle déclenche en Amérique influencent l’œuvre. Scott Free est un être moral qui considère que la guerre n’est pas un outil permettant de façonner des sociétés et qu’elle n’a aucune raison d’être. Il essaie de sortir du cercle vicieux de la guerre, alimenté par les erreurs passées. Il tente alors d’échapper à l’ambition de Darkseid, qui emporte tout sur son passage, mais est sans cesse ramené dans le confit, avant de s’enfuir de nouveau. Scott Free porte bien son nom. Et, enfin, dans JIMMY OLSEN, nous voyons les effets de la guerre sur les mortels.

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Le mal implacable, qui existe aux plus hauts niveaux de pouvoir parmi les dieux, a des conséquences sur la vie des gens ordinaires et de leur champion, Superman. Et la lutte contre ce mal ne cesse jamais. Les séries du QUATRIÈME MONDE sont liées par une guerre dont le principal champ de bataille est la Terre. Et avec le personnage de Darkseid, Jack a créé à la fois la personnification de la guerre et le pivot qui relie tous les récits. Darkseid apparaît de temps en temps dans chacun des titres, poursuivant ses propres buts en personne ou par des intermédiaires. C’est le grand ennemi et son ambition est à l’origine de la guerre. Sa quête de pouvoir ininterrompue l’alimente. KIRBY ofre à Darkseid ce qui est sans doute sa meilleure scène dans LES IMMORTELS n° 4. Darkseid se promène à visage découvert dans un parc d’attractions, se disant qu’en apparaissant ainsi parmi ceux qu’il compte dompter et diriger, il dépassera l’entendement et ne se fera donc pas remarquer. Dans une intuition merveilleuse de KIRBY, la seule personne qui émet des soupçons sur sa terrifiante présence est une petite flle qui n’est pas encore assez grande pour se voiler la face, comme le font les adultes autour d’elle, derrière des mensonges anodins et acceptables.

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