Mark Evanier n’a pas seulement appris la bd avec le légendaire Jack Kirby, mais il a ensuite écrit, seul, des centaines de comic books, de Bugs Bunny à Superman, ainsi que des cocréations dont Dnagents, Crossfire et Fanboy. Il a également travaillé avec Sergio Aragonès sur plus de 160 épisodes de Groo the Wanderer, entre autres collaborations, et il a écrit des centaines d’épisodes télévisés et d’articles de magazines. Il est même brièvement retourné dans le Quatrième Monde à la fin des années 80 avec un Mister Miracle Special et une reprise des New Gods. Son livre, Kirby: King of Comics est disponible chez Urban Comics. Il revient aujourd’hui sur la naissance de The Demon.

Dans le présent texte, je vais vous raconter la naissance de THE DEMON. Il s’agit d’un témoignage direct. J’étais présent au moment des faits. Pour être précis, je venais de commander un sandwich à la dinde. Fin 1971, Jack KIRBY assurait pour DC le scénario et le dessin de THE NEW GODS, THE FOREVER PEOPLE et MISTER MIRACLE, les fameux titres dits du « Quatrième Monde », récemment réédités dans des recueils similaires à celui que vous lisez en ce moment.1 Comme il s’agissait de bimestriels, ils laissaient du temps libre à Jack, et ne remplissaient pas le quota de pages mensuelles exigées par son contrat avec DC. Il avait cédé sa place sur SUPERMAN’S PAL JIMMY OLSEN, et son projet de collection de magazines grand format avait été tué dans l’oeuf. À ce stade, il réfléchissait donc à de nouveaux concepts, et souhaitait changer de fonction. Son objectif était de baisser sa production hebdomadaire de pages et d’être le superviseur éditorial de B.D. dont il ne serait ni scénariste, ni dessinateur.

C’est en partie pour cela qu’il avait auprès de lui un garçon nommé Steve SHERMAN et moi-même comme prétendus assistants. Je dis « prétendus », parce que dans les faits, nous n’accomplissions pas grand-chose. Mais Jack appréciait notre compagnie, et s’il devait finir par superviser le travail d’autrui, il aurait besoin de factotums pour gérerles aléas de la production et de la rédaction de textes. Ni Steve ni moi n’étions convaincus que ça puisse arriver, mais nous avions appris à ne jamais dire « jamais » en présence de KIRBY. Jack pouvait parfois rendre l’impossible possible. 
C’est vers cette période que Carmine INFANTINO, alors éditeur de DC Comics, profita de son invitation à une convention de Los Angeles2 pour rencontrer Jack et discuter de ses nouvelles affectations. Jack demanda à ce que Steve et moi-même soyons présents. Si je me souviens bien, nous n’avons absolument rien dit, ce qui était notre spécialité. On évoqua la possibilité de créer de nouveaux titres issus du Quatrième Monde. Jack voulait que le dessin en soit confié à d’autres, mais INFANTINO refusa. Le Quatrième Monde était perçu comme du « pur Jack », et Carmine craignait la réaction des lecteurs envers d’autres dessinateurs. Si Jack souhaitait superviser un titre sans l’écrire ni le dessiner, Carmine estimait la chose moins risquée sur un titre sans
rapport avec cette collection.

À l’époque, chez DC, il flottait dans l’atmosphère le sentiment que les super-héros allaient peut-être passer de mode, comme dans les années 50. Les histoires de fantômes et de mystères surnaturels comme THE HOUSE OF MYSTERY ou THE PHANTOM STRANGER se vendaient bien et à la rédaction, certains pariaient sur la tendance des « étranges aventures », comme les surnommait Joe ORLANDO, qui en supervisait laplupart. Quelques semaines plus tard, INFANTINO demanda à Jack de lui concocter quelque chose dans ce goût-là, et prit pour exemple La Planète des Singes. Le film inspiré du roman de Pierre BOULLE était sorti quelques années auparavant et avait connu plusieurs suites, dont l’une venait juste de remporter un beau succès au box-office. Jack prit note de l’idée, et, fidèle à lui-même, il en tira un monde tout entier. Il crayonna une série de planches démonstratives tout en nous expliquant oralement de quoi il s’agissait, ce que je m’empressais de noter pour en tirer un texte récapitulatif. Il en résulta une présentation de la série KAMANDI, THE LAST BOY ON EARTH3 et une ébauche de scénario pour le premier épisode. La rédaction de DC en fut satisfaite, mais avant de donner le feu vert à KAMANDI, elle demanda à Jack s’il avait autre chose en réserve. Les histoires surnaturelles, avec des monstres, plaisaient au public, lui dit-on. Pourrait-il réfléchir à un titre dans ce genre ? Un truc un peu démoniaque ?

Livré à lui-même, KIRBY ne se serait sans doute pas aventuré sur ce terrain. On a souvent demandé à Jack quel genre il préférait aborder. Super-héros ? Guerre ? Western ? Policier ? S.-F. ?
Réponse : tous ces genres. Sans mentir.

Naturellement, son but était de faire de la B.D. qui se vend, et selon les périodes, il pariait davantage sur un genre que sur un autre. Dans les années 70, par exemple, si quelqu’un lui avait proposé de faire un western sur papier, il aurait rétorqué que brûler de l’argent serait plus facile, pour le même résultat. [Toutefois, face à un interlocuteur insistant, il aurait pu accepter la commande comme un défi : trouver le moyen de vendre une B.D. de cow-boys à un public qui s’en moque. Jack croyait en la valeur de l’effort, et il aimait ce genre de challenge. Cela dit, il ne faut pas croire la légende selon laquelle, à son arrivée chez DC, il demanda qu’on lui confie la série la moins rentable du catalogue pour en faire un best-seller. Jack faisait parfois des déclarations du même genre, mais celle-ci n’est pas authentique.]

Si l’on met de côté le point de vue commercial, Jack ressentait toujours le même plaisir à créer une B.D., quel qu’en soit le sujet. Cependant, le domaine qu’on lui demandait alors d’explorer était sans doute celui qui l’enthousiasmait le moins. Il avait déjà créé par le passé des récits sombres, à tendance spectrale, notamment la série anthologique Black Magic, lorsqu’il collaborait avec Joe SIMON. Mais à présent, la vision de l’horreur selon DC le faisait hésiter. La sienne était fort différente. Il estimait que les couvertures des revues horrifiques de DC étaient saturées de symboles de mort ; que les histoires, celles qu’il avait parcourues en tout cas, étaient focalisées sur l’inéluctabilité de la mort et son acceptation. Il n’en faisait pas le reproche aux auteurs. Simplement, sa sensibilité se trouvait ailleurs. Est-ce que DC voudrait (ou pourrait ?) accepter le type d’« étrange aventure » qu’envisageait KIRBY ? On lui assura que c’était bien du KIRBY pur jus que la rédaction réclamait. Alors, il accepta la mission comme un des défis déjà mentionnés. Carmine voulait une histoire de démon ? Très bien, Jack allait la lui donner, et elle s’appellerait même THE DEMON, carrément.

Jack venait d’avoir cette conversation avec la rédaction un vendredi soir. À ce stade, il n’avait imaginé que le titre, et mit entièrement l’idée de côté, le temps de se focaliser sur un épisode de THE FOREVER PEOPLE qu’il lui fallait terminer. Le dimanche suivant, Steve et moi étions avec lui dans son atelier, vaquant à nos occupations. Jack finit les crayonnés de l’épisode alors que le soir approchait, au moment où sa femme Roz annonça que nous irions dîner tous ensemble au restaurant. « Tous ensemble », c’est-à-dire les époux KIRBY, leurs filles Lisa et Barbara, ainsi que Steve et moi, serrés comme des sardines dans la voiture familiale.

À table, après la commande, Jack me parut étrangement silencieux. Alors que nous devisions gaiement, il restait coi, comme retiré dans un autre monde (ou plutôt, en train de l’explorer). Peut-être ai-je pensé dès cet instant que Jack était en pleine écriture. Environ un quart d’heure plus tard, le serveur nous apporta les plats. Sans raison particulière, je conserve aujourd’hui un souvenir vivace du mien : un sandwich à la dinde. Et alors que nous nous taisions pour nous sustenter, Jack, d’une voix mesurée, se mit à nous raconter sans préambule l’histoire d’un homme appelé Jason Blood. C’était l’intrigue détaillée du premier épisode de THE DEMON, avec le concept de base, les principaux personnages et la situation de départ. Son récit était très proche de l’épisode tel qu’il le dessina plus tard, et que vous pouvez lire dans ce recueil.

Entre le moment où il avait commandé un burger et l’arrivée de ce burger, Jack KIRBY avait imaginé tout un épisode de B.D. Là, assis à la table du restaurant. Il avait décrit en détail le genre de projet qui, venant de quelqu’un d’autre, donnerait l’impression d’avoir été mûri des semaines durant. Blasés, nous lui répondîmes quelque chose du genre : « Bravo Jack, passe-moi le sel ». Il nous passa le sel, puis se pressa de finir son burger pour rentrer à la maison et retrouver sa table à dessin. Moins d’une heure plus tard, dans son atelier, Jack sortit sa collection de recueils de Prince Vaillant, le classique des comic strips par Hal FOSTER. Il les feuilleta à la recherche d’une séquence dans laquelle Vaillant se confectionne un masque grotesque à partir de la peau d’une oie. L’image marquante s’était gravée dans la mémoire de Jack et de nombreux autres lecteurs du strip. Il y vit le moyen de faire un clin d’oeil aux connaisseurs de Prince Vaillant, en s’inspirant de ce masque pour créer les traits de son nouveau personnage. Aussitôt, il dessina la première image du Démon, quasi-identique à ce qu’il allait devenir dans les pages de la B.D. Avant la fin de la soirée, il avait accumulé assez de croquis et de paragraphes descriptifs pour obtenir un dossier de présentation extra. DC en fut très enthousiasmé, et on lui demanda d’écrire et dessiner lui-même le premier épisode qu’il avait déjà en tête. Conformément aux souhaits de Jack, il ne se chargerait que de la partie éditoriale, et d’autres prendraient le relais au scénario et au dessin, mais la rédaction voulait qu’il crée le premier numéro, en guise de modèle. Puis, on lui demanda de créer le deuxième numéro de THE DEMON, et le premier numéro de KAMANDI, selon le même principe.

Peu après, Jack subit coup sur coup deux cruelles déceptions. D’abord, il apprit que la rédaction adorait les deux nouvelles séries, et que certains les préféraient largement aux titres du Quatrième Monde. Ce qui tracassait Jack, c’est que les décideurs estimaient que ces nouveaux titres avaient besoin de la patte de Jack, à la plume comme au crayon. Il ne pourrait donc pas se décharger de cette tâche comme il le souhaitait. Première déception. La seconde déception était nettement plus dure à avaler. Deux des titres du Quatrième Monde, NEW GODS et FOREVER PEOPLE, allaient être « suspendus temporairement », de façon à ce que Jack puisse fournir KAMANDI et THE DEMON à un rythme mensuel. KIRBY était dans le métier depuis suffisamment longtemps pour savoir que « suspendu temporairement » était généralement synonyme de « annulé, probablement pour toujours ». Jack adorait le Quatrième Monde mis en scène dans ces titres, et du jour au lendemain, voilà qu’il devait l’abandonner.

La nouvelle le secoua, mais une des grandes qualités de Jack, que j’ai toujours essayé d’imiter sans succès, était son immense résilience. Il était capable de rebondir plus fort et plus loin que Plastic Man dans ses meilleurs jours. Pendant un ou deux jours, KIRBY se lamenta sur son grand oeuvre inachevé, puis il se retroussa les manches et consacra toute son énergie aux nouveaux titres.

Lorsqu’on lit THE DEMON, on assiste à la réalisation de deux défis personnels. Le premier est celui que Jack KIRBY relève en s’attaquant à un genre qui ne lui convient pas tout à fait, dans un registre à l’opposé de tout ce qu’il a créé à cette période. KIRBY était un homme dynamique qui mettait en scène des personnages dynamiques, dont le style graphique débordait de puissance et de vie. Je vais citer de mémoire un commentaire d’époque concernant THE DEMON, dont j’ai hélas oublié l’auteur : il s’agit d’une B.D. consacrée à la mort, mais écrite du point de vue de quelqu’un qui croit dur comme fer à la défense de la moindre parcelle de vie. Notre commentateur oublié estimait que la série était donc aux antipodes du reste de la production horrifique de DC, où la mort apparaissait comme inéluctable et toute-puissante, « la mort du point de vue de la mort ». Ce fut le premier défi que Jack dut relever : trouver le moyen de réaliser ce type de produit selon ses propres principes. Le second fut d’apprendre à aimer cette nouvelle création, de susciter son propre intérêt pour un projet qu’il avait initialement prévu de léguer à d’autres après deux épisodes. C’est vers cette période que j’ai cessé de travailler pour lui, et je n’ai pas été témoin de la création de THE DEMON. Mais quand j’ai lu la série des années plus tard, j’ai tout de même perçu son processus de découverte. J’y vois KIRBY évoquer à travers les nombreux personnages de l’histoire des moments de sa vie, et certains sujets chers à son coeur, faisant de THE DEMON une oeuvre très personnelle.

C’est un plaisir de voir cette série sous forme de recueil, et si vous l’avez lue en feuilleton, vous remarquerez peut-être des passages jusqu’ici inédits. Lorsque la série est sortie en fascicule, DC Comics peinait à déterminer le nombre de pages réservées aux publicités. Tous les responsables éditoriaux, y compris Jack, préparaient parfois un épisode en 25 pages, pour apprendre au dernier moment qu’une page supplémentaire de pub était nécessaire, et réclamait la suppression d’une séquence de B.D. Dans ce recueil, vous découvrirez au premier épisode une page inédite, colorisée et intégrée dans le récit, ainsi que d’autres surprises parmi les crayonnés de la section « bonus ».

J’ai acheté la série à l’époque, mais (pour des raisons qui ne méritent pas qu’on s’y attarde) je n’en ai alors lu que le premier épisode. Des années plus tard, quand je me suis décidé à tout lire, j’ai découvert que c’était sans doute une de mes oeuvres favorites de KIRBY. Un récit puissant et intrigant, avec des personnages hauts en couleur et des retournements de situation savoureux. J’ai relu l’intégrale des épisodes avant d’écrire ce texte et je les ai aimés encore davantage.

J’ai du mal à expliquer pourquoi. Jack nous entraîne dans un monde sombre et horrifiant, empli de sorcellerie et de diverses monstruosités qui nous guettent de tous côtés… … et pourtant, avec KIRBY comme guide, on s’y sent bizarrement en sécurité. Un peu mal à l’aise, un peu nerveux… mais en sécurité.

Parce qu’on sait bien que Jack ne permettrait pas qu’il nous arrive malheur. Ce n’est pas son genre.

 

 

le-demon-de-jack-kirby

« Fais place, ô image de Jason, Au pouvoir d’Etrigan le Démon !

« … C’est par ces mots que le spécialiste de l’occulte Jason Blood se métamorphose en démon du Moyen-Âge. Présent lors de la chute de Camelot, il a été relié à Jason Blood par le mage Merlin afin de protéger les innocents et rendre la justice à travers les siècles !

Découvrir

Plus d'articles