C’était une soirée sombre et orageuse… une nuit où, dehors, rôdaient les ombres… c’était… Bon, d’accord, c’était une soirée comme les autres, sauf que ce fut la soirée où KIRBY appela ! Recevoir un tel coup de fil allait complètement changer la vie du jeune dessinateur que j’étais, proche de la trentaine, et qui travaillait depuis seulement trois ans dans la bande dessinée.

J’ai grandi dans une ferme à la campagne, près d’une petite ville de la côte Pacifique Nord. J’attendais avec impatience les virées hebdomadaires dans le centre avec mon père où je pouvais acheter, dans « notre » épicerie, les derniers numéros de mes comic-books préférés du début des années 50. Je me plongeais avec enthousiasme dans les mondes pleins d’aventure de Boys’ Ranch et Bulls-Eye de Jack KIRBY et Joe SIMON, et, avec délice, dans les tourments d’un certain canard dessiné par Carl BARKS.

De retour à la campagne, je devais parcourir quatre cents mètres sur la grande route pour me rendre à la petite boutique familiale qui proposait, dans un coin au fond du magasin, un rayon où s’entassaient des centaines de bandes dessinées sans couvertures des années 40, coûtant chacune moins d’un cent. Grâce à ces deux fournisseurs, je lisais simultanément le meilleur de deux décennies de comics, les anciennes (c’est-à-dire, Boy Commandos, la Newsboy Legion etc.) et les nouvelles œuvres de Jack KIRBY.

 

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Image tirée de Kamandi tome 1

 

Au milieu des années 50, nous avons déménagé en ville et la fréquentation du lycée, le cinéma et la découverte du sexe opposé – pas forcément dans cet ordre – ont remplacé les aventures en quadrichromie des cowboys, super-héros et canards aventureux. Ce n’est qu’une décennie plus tard que j’ai redécouvert ces pages colorées et que j’ai véritablement commencé à me rendre compte du génie de Jack KIRBY. C’était bien avant son appel. Mon rêve de publier un jour mes bandes dessinées dans les quotidiens – entamé à l’école primaire puis poursuivi dans les cours de dessin au lycée avec, en point de mire, le magnifique strip de KIRBY de la fin des années 50, Sky Masters (dont un des personnages principaux s’appelait le Dr. ROYER !) – s’étiola rapidement face à la réalité : les journaux publiaient de moins en moins de bandes dessinées d’aventure. Je me suis donc tourné vers l’endroit où l’aventure renaissait, d’abord vers le Flash de Carmine INFANTINO puis, vers les dernières créations de Jack KIRBY, dans les comic-books Marvel !

Il était sans doute écrit que Jack KIRBY reviendrait travailler pour la maison d’édition où il avait connu le succès avec Green Arrow ou Challengers of the Unknown. Il débordait d’idées et de personnages nouveaux et il désirait plus de contrôle sur la direction que prendraient leurs aventures. Et même si Sherlock Holmes nous a mis en garde contre les suppositions, j’ai le sentiment que KIRBY se disait que DC lui ofrirait l’environnement idéal pour développer les personnages et les mondes qu’il envisageait. Mais avant cet événement historique, advint ce qui allait être à l’origine d’une relation professionnelle de dix ans et d’une amitié plus longue encore : l’appel de KIRBY !

 

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Image irée de Kamandi Tome 1

 

Jack KIRBY avait déménagé en Californie à la fin des années 60 et lorsque son génie dynamique ne s’exprimait pas en quadrichromie dans les planches de bandes dessinées, il créait des designs pour une entreprise de merchandising de Los Angeles. Ses travaux étaient cependant toujours encrés et lettrés sur la côte Est. Il se mis alors à chercher quelqu’un plus proche de lui pour encrer ses autres travaux. J’avais moi-même déménagé dans la région de Los Angeles au milieu des années 60 et j’étais l’assistant du dessinateur Russ MANNING sur Magnus, Robot Fighter et Tarzan tout en effectuant d’autres travaux pour la maison d’édition de la côte Ouest, Western Publishing Company. Le jeune Mark EVANIER, que j’avais rencontré lors d’un des nombreux rassemblements de fans de Californie du Sud, travaillait dans cette entreprise et c’est lui qui souffla mon nom à KIRBY, alors à la recherche d’un encreur local. En parlant avec un autre émigré de la côte Est, Alex TOTH, Jack s’est vu confirmer les dires de Mark et… KIRBY a appelé ! Ma femme et nos trois enfants étaient à leur soirée « piscine » hebdomadaire et, un peu après dix-neuf heures, tandis que je traversais la cour entre mon atelier et la maison, dans l’attente de ma famille humide, j’entendis le téléphone sonner dans la cuisine. Je me précipitai pour aller répondre. Roulement de tambour… « — Mike ROYER ?! C’est Jack KIRBY ! Alex TOTH m’a dit que vous étiez un bon encreur ! » J’avais déjà vu des planches crayonnées de KIRBY reproduites dans des fanzines et je rêvais du jour où je pourrais « achever » ses esquisses d’une façon qui le satisferait – chose que je n’avais, à mon humble avis, encore jamais vue accomplie par quiconque, sauf KIRBY en personne. Et il était là, au téléphone, à me demander si je voulais essayer d’encrer ses travaux publicitaires !

Pour mon baptême du feu, j’ai donc encré mon premier crayonné de JACK KIRBY sur sa planche à dessin tandis qu’il regardait par-dessus mon épaule. Le résultat – et là aussi, je fais une supposition – lui a suffisamment plu pour qu’il me propose de l’accompagner dans son changement de carrière. Et KIRBY a donc rappelé ! « — je ne peux pas encore en parler, mais je m’apprête à faire de grandes choses et je veux travailler avec vous ! » m’a dit Jack un peu avant de partir pour New York. après son retour en Californie, il m’a annoncé qu’il travaillait pour DC et qu’il comptait m’emmener avec lui. il avait trouvé quelqu’un qui encrait son travail fidèlement et il comptait bien me faire encrer et lettrer tous les titres de son « Quatrième monde ». mais DC a d’abord rechigné à intégrer cette inconnue dans l’équation KIRBY. il a fallu quatre numéros de chacun de ses nouveaux titres (New Gods, Forever People et Mister Miracle) avant que son plan se réalise et que j’encre et lettre effectivement Jack KIRBY pour DC, la maison d’édition qui – avec l’aide de deux adolescents – avait créé l’univers des bandes dessinées de super-héros, plus de trois décennies auparavant.

Vous avez entre les mains le premier des deux recueils reprenant l’intégralité de la saga de Kamandi. C’est une œuvre qui reste à mes yeux une de ses plus belles créations, une œuvre que j’évoque toujours avec une émotion mêlée de fierté. Jack était une source inépuisable d’histoires merveilleuses, et capable de donner vie à toute une galerie de personnages anthropomorphiques dont le charisme n’a rien à envier aux plus grands super-vilains. La narration visuelle de KIRBY était simple et directe. Passionné par l’âge d’or d’Hollywood (en particulier par les films de la Warner), il assimilait la forme d’une case de BD à celle d’un écran de cinéma et disait souvent que l’important était ce qui se passait à l’intérieur de la case, ou de l’écran, et non la case elle-même. « C’est l’histoire
qui importe, pas l’espace qu’elle occupe ! »

 

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Image tirée de Kamandi tome 1

Si vous attendiez ce recueil avec impatience, il est inutile que je vous parle de la puissance qui se dégage du dessin de KIRBY. Vous êtes déjà au courant. Si vous découvrez ce monde sens dessus dessous qu’il a créé pour mettre en scène la lutte pour la survie du jeune Kamandi, je n’ai qu’une chose à vous dire : «Bienvenue, cowboys ! ».

Cela fait désormais plus de trente ans que j’ai eu le privilège d’encrer et de lettrer les pages qui suivent. Deux choses me reviennent plus particulièrement, lorsque je pense à cette époque : l’odeur entêtante des cigares Roi-Tan qui imprégnait les crayonnés que Jack me faisait livrer ; et la peur terrible qui s’emparait de moi lorsque je me noyais dans la beauté de ses magnifiques dessins, peur de ne pas parvenir à rendre justice à ces crayonnés magiques. Je vous laisse juger sur pièce. J’ai adoré revivre ces aventures classiques et intemporelles, et je peux enfin les apprécier, plus de vingt ans après, avec le détachement qui me faisait défaut plus jeune. À l’époque, je devais lettrer un épisode entier en moins de deux jours et encrer trois pages de façon quotidienne ! Je crois que je détiens le record de l’encreur qui a suivi le rendement prolifique de KIRBY le plus longtemps, même si je n’y suis pas parvenu indéfiniment. On peut se rendre compte de ce qu’exigeait le rythme de KIRBY dans l’ours du numéro 16, à la page 351 (mon dernier Kamandi dans ce recueil) : « L’alpiniste » MIKE ROYER, après huit jours dans la nature, à 4500 mètres d’altitude, au sommet du mont Whitney dans
la Sierra Nevada, il a pris une bouffée d’air frais et tonifiant et s’est dit : « Suis-je vraiment obligé de travailler aussi dur ? » cette fois-ci, c’est ROYER qui a appelé KIRBY. Il va sans dire que ma relation professionnelle avec Jack ne s’est pas arrêtée là. après une courte pause, elle a continué jusqu’à la fin des années 70 – mais c’est une autre histoire.

Pour le moment, détendons-nous et profitons de la force, du charme, de l’aventure et de l’humour de Kamandi, le dernier garçon de la Terre face aux attraits de la charmante cœur, à la férocité des léopards, à la camaraderie de ben et de ses amis humains, au sens des afaires du rusé Sacker, à la sauterelle géante et à toutes les merveilles réunies dans ce monde inversé, fou et effrayant où les hommes sont des animaux et les animaux les dirigent d’une patte de fer ! désormais, c’est vous que KIRBY appelle – alors, répondez, ça vaut le détour !

Mike ROYER
Septembre 2006

 

Fiche de l’ouvrage

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