Dans la plupart des conversations sur la littérature et l’art américains, le terme “comic-book” sert de raccourci péjoratif pour des fantasmes adolescents simplistes, manichéens et produits en masse. Ces quinze dernières années, des auteurs tels que Frank Miller, Art Spiegelman, Neil Gaiman, Alan Moore, Ben Katchor, Chris Ware, Joe Sacco et d’autres ont commencé à prouver que… et c’est ce que Will Eisner a toujours dit… le médium du comic-book est capable de raconter n’importe quel type d’histoire qu’un artiste veuille raconter, à l’aide des possibilités narratives uniques permises par la combinaison des mots, des images et de la mise en page. 

Le concept de la série semble terriblement simple. Mais comme le maître américain du polar Jim Thompson l’a dit, il peut y avoir bien des types d’histoires, mais il n’y a qu’une règle : Les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent être. Dans différents épisodes de 100 BULLETS, l’Agent Graves apparaît pour donner à quelqu’un un attaché-case contenant la preuve irréfutable de l’identité de la personne qui a détruit sa vie, ainsi qu’une arme et 100 balles. Cette arme, ces balles, donnent à leur utilisateur la chance d’agir sans conséquences légales, d’être au-dessus de la loi et… de se venger ? De faire justice ? Graves semble d’abord représenter un genre d’agence gouvernementale secrète… il est un renégat, qui a refusé d’accomplir un travail, encore tenu secret.

Commençons par le dessin d’Eduardo Risso. Décrit par certains comme minimaliste, je le qualifierais plutôt d’impressionniste… surtout en ce qui concerne les physiques des personnages, qu’il dépeint sous des formes légèrement exagérées qui représentent à la fois leur personnalité véritable et leur statut social. Au contraire de ce que pensent la plupart des américains des comics, encore une fois, 100 BULLETS n’est pas un monde peuplé de nobles héros à la mâchoire carrée et d’héroïnes reines de beauté, toutes en formes et en collants.  Chaque personnage, des acteurs principaux jusqu’aux figurants d’arrière-plan, sont imaginés et réalisés individuellement, et le talent de Risso pour les expressions est époustouflant. Il ne fait pas que créer des héros athlétiques, il crée différents types d’athlétisme : La menace contrôlée de Cole Burns, ou la folie sous-jacente de Lono. Les personnages sont jeunes ou vieux : Chaque voyage et chacun des choix difficiles qu’il a proposés sont gravés sur le visage de l’Agent Graves, tandis que Benito Medici transpire la jeunesse et l’aristocratie. Risso dessine des petits punks cinglés et maigres, et des gros… et les gros sont eux aussi de plusieurs sortes, du massif loubard Eightball à Daniel Peres, du Trust, marqué par une vie de privilège, en passant par le navrant laisser-aller de M. Branch. Mais malgré ces aspects impressionnistes, Risso dessine un monde physique réaliste, où les conséquences existent : Quand on se fait tabasser dans 100 BULLETS, on est couvert de bleus, de sang, de cicatrices.

Risso a parfois une approche minimaliste, en général dans ses décors, mais son minimalisme ne mérite aucune des connotations négatives du terme. Risso dessine des cases plus ou moins détaillées selon les particularités de la narration ; il évoque souvent une rue, un bar ou un immeuble de quelques traits, réduisant les éléments visuels de ce qu’il dépeint à leurs formes essentielles. Mais cela n’est pas fait au hasard. Cela se produit toujours lorsque le lecteur doit être attentif à autre chose que l’arrière-plan : L’action proprement dite, la chose essentielle pour raconter l’histoire. Le minimalisme de Risso va comme un gant à la prose d’Azzarello, une stratégie esthétique pour soutenir la narration. Quand un arrière-plan est important… comme la scène de la plage à la fin du “Blues du Prince Rouge”, où le fait que la rencontre entre Peres et l’Agent Graves ait lieu près d’une foule doit être mis en avant… Risso dessine tout l’arrière-plan dans les moindres détails.

Quant aux personnages féminins, certes, les courbes dangereuses foisonnent, mais le dessin de Risso souligne que chacune des femmes d’Azzarello est bien loin de la classique femme fatale de polar. Les deux principales protagonistes jusque là… l’ex-loubarde Dizzy Cordova et Megan Dietrich, du Trust… sont toutes deux sexy en diable, mais leur sex-appeal prend des formes diamétralement opposées pour convenir à leur caractérisation. Dans le “Blues du Prince Rouge”, Azzarello et Risso explorent la puissance froide et impitoyable de Megan. Elle se sert de sa sexualité, mais sa puissance ne repose pas sur sa beauté… en tant que membre du Trust, elle serait puissante même si elle ressemblait à un vieux tonneau. La puissance de Megan, c’est son éducation, son expérience, sa férocité (qui a un défaut très humain : Sa faiblesse pour Benito, et les choses auraient pu tourner très différemment à la fin du “Blues du Prince Rouge” si elle n’avait pas pensé qu’à elle en accompagnant Daniel Peres lorsqu’il quitte le sommet du Trust). Dans “¡Contrabandolero!”, nous voyons la relation entre Dizzy et M. Shepherd emmener celle-ci plus loin… ou plus près d’une position où elle aura confiance en sa propre puissance, en un monde bien plus vaste et plus complexe que son barrio du West Side de Chicago. Et le contraste entre la beauté latine de Dizzy… quel que soit votre avis sur l’érotisme de la larme tatouée sur sa joue… et l’arrogance aryenne de Megan suggère beaucoup de choses sur le monde qu’Azzarello et Risso ont imaginé et mis en images.

Au-delà de sa caractérisation des personnages et de sa stratégie esthétique allant du détail au minimalisme, Risso est un maître de la mise en page imaginative, de la perspective et de l’ambiance. Voir la septième page de la deuxième partie de la “Noyade du Petit Poisson” ou la longue séquence de trafic dans le troisième acte de “¡Contrabandolero!”… deux exemples où l’agencement des cases raconte l’histoire comme aucune prose ni aucun film ne le pourrait. Ses compositions dépassent de si loin les perspectives cinématographiques habituelles qu’elles démontrent une fois encore que le médium offre ses propres possibilités uniques de narration, faisant écho à rien moins que le SPIRIT d’Eisner. Risso nous propose des points de vue en contre-plongée depuis sous la surface de l’eau, depuis l’intérieur de flippers, depuis un tableau en train d’être peint… des angles qui placent le lecteur au cœur de l’action et suggèrent bien plus que de simples mots pourraient le faire, nous invitant à analyser leur sens. Et son utilisation des silhouettes et des gros plans à des moments clés renforce encore le punch narratif et la profondeur de la caractérisation de la série.

Les contributions de la coloriste Patricia Mulvihill et de Dave Johnson, le dessinateur des couvertures, ne doivent pas être ignorées non plus. La lumière froide de la télévision inonde la maison délabrée de Hank, le joueur compulsif, et de sa femme mourante, indiquant les enjeux qui sont les siens. L’alternance entre lumière et obscurité dans le dernier acte du “Blues du Prince Rouge”, pendant la discussion de Graves et Daniel, tandis que Benito et Megan négocient avec Hank sous la menace de son arme dans l’hôtel, ajoute énormément de poids à l’histoire. Au travers de la série, les couleurs suggèrent différentes qualités d’éclairage, différentes ambiances, communiquant les émotions comme seuls les comics savent le faire. Quant à Dave Johnson, ses couvertures illustrent systématiquement le nœud de l’histoire sans dévoiler des éléments du scénario. Les couvertures de “Fosses aux Idoles” et du dernier acte de “La Noyade…”, par exemple, illustrent parfaitement les histoires, sans s’appuyer sur des scènes d’action trop courantes dans les couvertures de comics. Ses assemblages de personnages et de décors capturent immanquablement l’ambiance de la série.

Globalement, le style visuel de l’ouvrage sort droit d’un polar : un monde de bars glauques et de casinos flamboyants, tous baignés dans la lumière des néons et la fumée de cigarette ; de deals de drogue à la sauvette et de trafics à la frontière ; de paumés et de risque-tout vivant une vie extrême. Un monde où le moindre faux pas peut conduire au désastre, où un mot de travers peut conduire à la mort. Un monde où ce que vous ignorez peut être dangereux… et où ce que vous savez peut vous faire tuer.

Mais l’écriture d’Azzarello a de noir davantage que le style ; elle parle de l’Amérique de deux façons. Tout d’abord, il contourne le format traditionnel des comics, celui de la série. Chaque mois, le super-héros y fait échouer les plans de son ennemi juré, le criminel est puni pour ses méfaits, et la tranquillité retombe sur la ville… pendant quatre semaines, avant une nouvelle itération, un vilain différent, un crime immonde de plus. Mais le problème de ce scénario n’est pas le format série en soi : C’est la médiocrité, la répétition et l’absence d’un monde fictif réfléchi et cohérent établi d’un épisode à l’autre. Dans le monde de 100 BULLETS, Azzarello se sert des nombreuses et foisonnantes possibilités narratives du médium : Ses scénarii ne manquent jamais de proposer un cliffhanger pour pousser le lecteur à revenir le mois suivant, même entre deux sagas. Plus important, Azzarello offre ce que peu de séries proposent (ce qui découle aussi, admettons-le, de la longévité des séries et de la variété des scénaristes, rédacteurs et artistes à qui elles sont confiées) : Une complexité sans cesse grandissante non seulement dans le scénario, mais aussi dans le contenu. Ses rebondissements ne sont pas des passages obligés du scénariste, comme l’inévitable course de voitures ou le recyclage des films d’action hollywoodiens classiques. Les histoires d’Azzarello lui permettent de créer une narration sophistiquée et une complexité morale sans pareilles au fur et à mesure que les sagas s’accumulent. (Et je prends ma plus belle voix de professeur pour attirer l’attention sur tous les détails, comme pour toute œuvre d’art : Des actions ou des images apparemment mineures en arrière-plan d’une unique case peuvent signifier la vie ou la mort plus loin dans l’histoire, voire dans une prochaine saga. Quelque chose d’aussi anodin qu’un nom sur une carte de crédit volée dans “¡Contrabandolero!”, par exemple).

Ses scénarii consistants associent l’œuvre d’Azzarello aux meilleurs polars américains, et à leurs auteurs : Raymond Chandler, Dashiell Hammett, Jim Thompson, Chester Himes et David Goodis, des auteurs dont l’œuvre exposent la triste et inhumaine violence au cœur de l’expérience américaine. Le monde de 100 BULLETS, comme celui de tout bon polar, est notre monde, juste un peu perverti, juste un peu intensifié. Un miroir tenu à la face de l’Amérique, légèrement teinté, légèrement déformant, 100 BULLETS pose des questions fondamentales sur l’identité individuelle ; la race, le sexe et surtout la classe sociale ; la corruption qui vient avec le pouvoir… et la résistance à celui-ci ; la loyauté et la traîtrise ; la violence et la criminalité ; la culpabilité et l’innocence ; l’illusion et la réalité ; la liberté et la servitude. Pour ceux qui voient le concept de départ d’Azzarello comme dur à avaler, laissez-moi juste dire ceci : Nous vivons dans un pays où le Président est le fils d’un Président et le petit-fils d’un sénateur, un Président qui a battu un ancien Vice-Président, lui-même fils et petit-fils de sénateurs, à l’issue d’une élection partiellement tranchée par une Cour Suprême nommée par le père du vainqueur. Ce monde où le pouvoir politique s’auto-perpétue n’est pas si loin, vraiment, de la vision d’Azzarello des treize familles du Trust qui dirigent l’Amérique derrière un écran de secret absolu et de violence meurtrière.

Ensuite, l’usage brillant que fait Azzarello de la prose américaine place fermement 100 BULLETS non seulement dans la tradition du polar américain, mais de la littérature américaine en général : Poe, Melville et Twain dans ce qu’il a de plus sombre ; Ernest Hemingway, William Faulkner, F. Scott Fitzgerald, Richard Wright et Nelson Algren ; Jack Kerouac et William S. Burroughs ; Toni Morrison et Don DeLillo. Depuis Les Aventures d’Huckleberry Finn de Mark Twain, l’un des plus grands défis imposés à l’auteur américain est de faire de l’art avec le langage que les américains utilisent vraiment… et l’aisance d’Azzarello avec les jargons est sans égale dans l’univers des comics, et a peu de rivales en littérature et au cinéma. Qu’ils surveillent l’arrivée de la police ou de gangs rivaux au coin de rue d’un ghetto ou qu’ils observent la ville depuis les luxueuses hauteurs que leur puissance leur permet d’atteindre, les personnages d’Azzarello ne parlent pas comme des alter egos de l’auteur ou comme des icones connues d’autres œuvres, mais comme de vrais gens, vivant dans de vrais endroits. Le genre du polar regorge de stéréotypes, pourtant Azzarello les a évités pour créer des personnages qui intriguent par leur originalité et leur humanité… le fou furieux qui a fait personnaliser sa raquette de ping-pong, le videur junkie dont l’ex-petite amie est peintre, le joueur compulsif qui ferait n’importe quoi pour sa femme malade.

Si vous n’avez pas lu les précédents volumes et cherchez un endroit pour prendre le train en route, “l’Arbre Généalogique de M. Branch” est un bon point d’entrée dans le monde fictif de 100 BULLETS. Après quoi, “Fosse aux Idoles” pose les bases d’une prochaine saga, tandis que “¡Contrabandolero!” nous donne des précisions sur M. Shepherd et Dizzy, leur rôle par rapport à Graves et aux différentes factions du Trust. La construction scénaristique d’Azzarello est si imaginative et si riche en rebondissements inattendus et en revirements violents, que j’ai appris à tout attendre de lui, comme le montrera “Fosse aux Idoles”, avec sa vision audacieuse des destins entremêlés de trois icones américaines. À travers toutes les histoires de ce recueil, Azzarello et Risso livrent la combinaison habituelle d’une histoire rythmée et sans concession, d’une violence spectaculaire, d’un humour noir et d’une authentique réflexion morale.

Quel que soit le médium… prose, cinéma, drame, comics… une grande œuvre d’art narratif se mesure à l’usage qu’elle fait des ressources esthétiques de ce médium pour proposer une histoire captivante. C’est ce que fait 100 BULLETS, avec ses mots, avec ses images, la composition des cases et la mise en page, les couleurs. Chaque arme de l’arsenal des comics est déployée au mieux pour conter une épopée qui ne fait pas qu’exister dans son propre monde, mais qui éclaire aussi l’Amérique dans laquelle nous vivons. Aujourd’hui, c’est ce qui se fait de mieux en matière de comics. Les a priori culturels contre le médium des comics sont si profondément ancrés qu’il faudra peut-être les cent épisodes que cette série est censée proposer au bout du compte pour les réduire à néant. Mais compte tenu de la brillance artistique constante, de la complexité morale toujours plus profonde, de la sophistication narrative toujours meilleure et de l’exubérante virtuosité de l’œuvre d’Azzarello et Risso jusque là, peut-être que 100 BULLETS saura enfin porter le coup de grâce tant attendu.

 

– Bill Savage

 

Bill Savage a obtenu son doctorat en littérature américaine à la Northwestern University, où il enseigne aujourd’hui. Depuis sa première publication en l’an 2000, il a inclus le premier tome de 100 BULLETS au programme de ses cours, “Crime et Châtiment dans la Littérature Américaine”, “Polars, Romans Criminels et Autres” et “Auteurs de Chicago : Bâtir la Ville des Mots”. L’œuvre d’Azzarello et Risso y a été mise en parallèle avec des textes tels que La Tragédie dePudd’nhead Wilson de Twain, La Lettre Écarlate d’Hawthorne, Le Grand Sommeil de Chandler, Le Démon dans ma Peau de Thompson, Un Enfant du Pays de Wright, L’Homme au Bras d’Or d’Algren, Le Festin Nu de Burroughs, les Incorruptibles de De Palma et Mamet, et Pulp Fiction de Tarantino. Face à ces compétiteurs, Azzarello et Risso ont fait plus que tenir le coup.

 

Découvrez 100 Bullets!

 

Plus d'articles