On pourrait imaginer le Terry Malloy joué par BRANDO dire la même chose dans Sur les Quais. Ensemble, ils touchent à quelque chose de très profond en nous. C’est un archétype. On peut en remonter le fil dans toute notre histoire culturelle, comme des strates dans la roche. L’homme brutal et l’enfant spécial, liés l’un à l’autre et propulsés dans un paysage mortifère. C’est par exemple le Limier qui délivre Arya dans Game of Thrones, Frodon qui rencontre Boromir, ou le pistolero Roland Deschain et le garçon Jake Chambers qui suivent leur Ka dans l’Entre-Deux-Mondes de la saga La Tour Sombre signée Stephen KING. sweetooth3Ça peut être aussi un chauffeur de taxi qui trouve la rédemption dans la violence en sauvant une jeune fille dans le cauchemar urbain new-yorkais de SCORSESE, et c’est également présent dans La Barbe à Papa de BOGDANOVITCH où Moses Pray et la petite Addie Loggins voyagent à travers un Kansas en noir et blanc en proie à la grande dépression. Au Japon, on l’a vu dans les nombreuses aventures de Lone Wolf & Cub, et si on remonte plus loin dans ces strates psychiques, on y trouvera Abraham qui emmène son fils Isaac dans un sombre périple pour le Mont Moriah. Peut-être de manière encore plus explicite, c’est Saint Christophe « terrifiant aussi bien par sa force que les traits de son visage, » qui fait innocemment traverser la rivière déchaînée à un Christ encore enfant.

Et ainsi de suite, au plus profond de la roche de l’inconscient collectif, au-delà des cultures populaires, de la religion, des croyances primitives, jusqu’à l’endroit où naissent les purs archétypes. Comme une caverne d’anciens passages qui attendent, enfouis sous les structures scientifiques de l’homme.

Quelle a été la première histoire de vagabondage post-apocalyptique ? Était-ce dans la Genèse, quand Adam et Eve ont été chassés de l’Eden pour errer dans les paysages arides au-delà du jardin de Dieu ? Où était-ce avec leur fils Caïn ? Condamné à errer sur une terre maudite après que le meurtre de son frère a fait de lui un fugitif. Le fratricide joue d’ailleurs aussi un rôle dans SWEET TOOTH. Ce sont des thèmes épiques, primitifs et ambitieux que Jeff LEMIRE explore ici. Et ils exigent un langage visuel d’une véritable profondeur pour pouvoir les transposer sur les planches. Dès la première fois où je suis tombé sur le travail de Jeff, avec son histoire brillante de héros en herbe et de frères hockeyeurs ennemis, Essex County* , et son lot de nez cassés et de capes faites maison, j’ai été emballé par son dessin.sweetooth2Dans SWEET TOOTH, ça atteint parfois des dimensions dignes de GOYA. Jetez un œil à des peintures telles que Le Sabbat des Sorcières, ou toutes les soi-disant Peintures Noires. Ou, regardez Les Mangeurs de Pommes de Terre de VAN GOGH. Les coups de pinceaux sont bruts et les lignes épaisses, ce qui n’empêche en rien une complexité des plus riches. Inversement, alors que Gus part à l’aventure et voyage vers la Mort, là où on pourrait s’attendre à de la noirceur, Jeff et Jose VILLARRUBIA combinent leurs talents pour créer un monde délicat, sinueux et coloré, comme sorti de l’œuvre de BLAKE. Si on parle de langage cinématographique, le sens du cadrage de Jeff est impeccable.

Sans même y penser, on voit toujours les choses d’exactement là on le veut. Split screen, changements de cadrage, ellipse, travelling… Il joue avec la forme, s’en sert et prend des risques. Il brise les règles et manipule la structure de manière si créative. Chaque case, chaque page, chaque séquence est explorée de fond en comble de façon novatrice. Mais elles ne détournent jamais l’attention vers leur créateur et ne servent que l’histoire. La forme et le fond, dans une harmonie parfaite. Des réalités multiples se croisent et se superposent, obscurcissant puis éclairant. L’intrigue se déplace dans le temps avec facilité et assurance, là où entre d’autres mains, cela aurait pu s’avérer périlleux. LEMIRE invente ici de nouveaux rythmes surprenants, une véritable poésie de la chronologie. Regardez la dernière page de la première histoire. D’en haut, nous voyons le camp d’Abbot. D’un côté de la clôture, nous voyons Gus traîné de force vers un destin qu’on devine peu enviable. De l’autre côté, Jepperd s’en va, sa mission est accomplie. Il n’a plus que sa propre ombre qui s’étire devant lui, comme pour lui rappeler à chaque pas sa culpabilité.

Le même point de vue et le même plan se répètent plus tard dans le récit, lorsque nous voyons comment un tel marché a pu être proposé. Ou, dans la deuxième histoire, lorsque le temps fait une boucle sur lui-même avec Jepperd et Louise qui quittent simultanément leur maison et y retournent dans la même page, mais bien plus tard et dans des circonstances diamétralement différentes, ces deux moments étant reliés par la promesse du Costaud. Ces scènes et bien d’autres sont des échos visuels, résonnant dans le passé, en avant et en arrière, des perturbations qui relancent l’histoire dans de multiples directions simultanément, l’habitant et amplifiant. C’est le genre de travail qui exige de multiples lectures. Un récit avec infinies révélations.

J’espère que ça ne le fait pas passer pour trop ardu ou prétentieux. Comme Jepperd nous le rappelle, « C’est ce qui se passe ensuite qui compte vraiment. » Car, par-dessus tout, SWEET TOOTH vous tient en haleine. On meurt d’envie de savoir ce qui se passe ensuite. Même avec ces vastes thèmes et sa complexité, c’est une histoire qui se dévore. Lorsque j’ai fini de lire le dernier chapitre pour la première fois, j’ai immédiatement écrit à Jeff. J’ai récemment retrouvé l’email. À la fin, j’avais écrit :

« J’en avais des larmes qui me coulaient le long des joues pendant toute la dernière partie. Finir une grande histoire, c’est toujours étrange, parce que les bons voyages ne devraient jamais avoir de fin. J’imagine que, parce que c’est notre histoire, notre périple, ça trouve un écho immense en nous. Parce que c’est le périple dans lequel nous sommes toujours en train de nous débattre. Alors, être capable de briser cette résistance naturelle lors de la mise en œuvre de sa conclusion morale est un grand accomplissement. Ce que tu as fait ici est réellement sublime. Si incroyablement puissant. C’est une œuvre majeure, je crois. Si ample dans son univers et en même temps si personnelle et intime. Lumineuse et optimiste. Une réussite extraordinaire. Et qui m’accompagnera et grandira en moi pour toujours. »

Si vous choisissez de désobéir et de quitter les bois, j’espère que votre périple ira jusqu’au bout. Et que, comme moi, il vous accompagnera et grandira en vous pour toujours..

 

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Découvrir Sweet Tooth

Dix années ce sont écoulées depuis la mystérieuse pandémie qui frappa la Terre et décima la quasi-totalité de la population. De celle-ci, naquit une nouvelle espèce : mi-homme mi-animale. Gus fait partie de ces enfants hybrides dont on ignore tout, livré à lui-même depuis la mort de son père. Au cours de son voyage à travers une Amérique dévastée, Gus croisera la route de Jepperd, homme massif et taciturne avec qui il se met en quête d’un refuge spécialisé. Mais sur leur route, les chasseurs sont nombreux.

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