Quand j’étais petit garçon, j’aimais chasser la sorcière dans la forêt, de l’autre côté de la route qui jouxtait ma maison. La chasse aux sorcières était une de mes activités favorites. Je la pratiquais avec mon voisin, Ryan. Ensemble, nous nous aventurions dans les bois, armés d’un appareil Polaroïd (le mien) et de deux battes ornées de clous (les siennes), afin d’y débusquer quelque carabosse.

 

 

Tout ceci se déroulait dans la Pennsylvanie rurale. J’étais un petit gars de la ville, mais aux alentours de mes six ans, mes parents, préoccupés par les contraintes d’une éducation strictement citadine, étaient parvenus à acheter une petite résidence secondaire dans le sud de la Pennsylvanie. C’était une demeure rustique, datant des années 1940, une sorte de cabane agrandie nichée au creux des bois, près d’un petit lac. Nous y passions autant de week-ends que possible, et l’essentiel de nos vacances d’été.

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Ryan avait mon âge et était le fils de nos voisins pennsylvaniens. Je me suis rapidement lié d’amitié avec lui, et traversais régulièrement le bois pour aller chez lui, où nous jouions à la Nintendo, à Donjons & Dragons, ou pratiquions l’échange de BD. Nous étions tous deux des fans, des gosses plein d’imagination. C’est vers l’âge de 11 ans que nous commençâmes à chasser les monstres dans la forêt.

Il s’agissait d’une forêt profonde aux feuillages épais, et nous inventions toutes sortes d’histoires au sujet des créatures qui y vivaient. Mais, pour avoir récemment lu Sacrées Sorcières, de Roald DAHL, nous nourrissions un intérêt particulier pour le concept de sorciers et sorcières sylvestres.  Des hommes et des femmes qui vénéraient Satan, sacrifiaient des bêtes (ou pire) à l’ombre des arbres qui surplombaient la route ! Nous nous désintéressâmes des autres monstres forestiers et nous consacrâmes uniquement aux sorcières et aux envoûteurs. Ils étaient dans les bois et nous allions les traquer.

Il faut dire que ces bois contenaient de nombreuses « preuves » de leur présence. Un jour, nous y trouvâmes un vieux cimetière. Non, je n’exagère pas. Une autre fois, ce fut une boîte contenant un dentier. Et à une autre occasion, très loin dans les profondeurs du bois, nous avons déniché une vieille camionnette de boucher datant des années 1940. À dater de ce jour, la camionnette devint notre Q.G. Nous nous y rendions, pourvus d’un casse-croûte, et partant de là, nous explorions la forêt dans diverses directions. Nous marquions les passages visités par de la bande adhésive. À l’aide de ficelle, nous raclions les sentiers pour y déceler quelque signe du passage d’une sorcière. Nous considérions le moindre petit os comme un de ces signes.

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Un jour venteux, alors que nous étions à la camionnette en train de manger et de plaisanter, Ryan se dressa brusquement et dit : « Non mais, vous êtes qui, vous ? », tout en faisant mine de prendre sa batte, ce dont je me souviens distinctement. Terrifié, je tournai la tête là où il portait son regard, mais je ne vis rien. Je lui demandai de quoi il s’agissait, et il me répondit qu’il avait vu quelqu’un, ou quelque chose pointer son nez derrière un arbre. C’est quelque chose de grand, plus grand qu’un être humain ordinaire. Bien plus grand que l’image que nous nous faisions des sorcières. « Un truc immense », dit-il, « qui nous regardait ».

Nous explorâmes nerveusement les environs, sans rien trouver, naturellement. Il devait s’agir d’une branche déplacée par le vent. Cela nous fit beaucoup rire, sur le chemin du retour. Ryan avait failli se chier dessus pour rien, quelle chochotte, etc. N’empêche, nous avions l’air plus pressés qu’à l’ordinaire de rentrer à la maison.

Après cela, nos explorations des bois se firent plus rares. D’abord, parce que la mère de Ryan avait découvert sa batte de fakir. Ensuite, parce qu’une école fut bâtie de l’autre côté de la route, ce qui nous bloquait notre accès habituel à la forêt. Aujourd’hui, Ryan et moi sommes restés en contact. Il est marié, a des enfants, et vit dans l’Ohio, mais nous nous parlons régulièrement. Souvent, pour rire, nous parlons de refaire une chasse aux sorcières dans les bois. Mes parents ne se sont jamais séparés de cette maison, et j’y ai passé beaucoup de temps, même à l’adolescence. J’y ai amené mes camarades de Fac. Je m’y suis fiancé, au bord du lac. Aujourd’hui, ma femme et moi y élevons nos enfants.

Il y a un an environ, en faisant mon jogging sur la route qui jouxte notre maison, je décidai de faire un détour par les bois. Cela devait faire une vingtaine d’années que je n’avais pas fait ça, mais l’envie m’avait subitement pris de vérifier si notre vieux sentier existait toujours.

Je quittai la route, m’engageai au travers des fourrés pour atteindre le pied des grands arbres, et c’est là que je vis la sorcière.

Je vous assure que c’est vrai. Quelque chose s’était penché derrière les arbres, une chose grande, squelettique et sombre, et je fus pétrifié. Cet étrange frisson à la fois chaud et froid qui caractérise la terreur me traversa, et j’étais à nouveau un gamin, face à cette chose qui m’observait à travers les arbres. Elle m’attendait depuis tout ce temps, c’est ça ? Elle savait que je reviendrais tôt ou tard, et s’était armée de patience…

Bien sûr, un instant plus tard, un nuage dévoila le soleil et la sorcière s’évanouit, changée en arbre. Un arbre à l’allure singulièrement humaine, mais un arbre cependant. Je repris mes esprits et tournai les talons

Ce soir-là, je demeurai hanté par cette image de sorcière postée derrière un arbre. Je savais que ce qui m’avait effrayé n’était pas simplement la « sorcière » que j’avais cru voir. Bien sûr, rien que cette vision était inquiétante, mais j’avais surtout été choqué par l’idée que cette chose ait TOUJOURS été là. Que ces 20 ans écoulés n’aient rien signifié pour elle. Parce qu’elle savait… Elle savait que je reviendrais un jour et qu’il lui suffisait d’attendre. Attendre, pourquoi ? Qu’aurait-elle pu vouloir ?

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Ces questions me tinrent éveillé des heures. Je savais qu’il y avait là de quoi écrire une histoire. Quelque chose qui ne serait pas seulement effrayant, mais personnel. Une de ces terreurs qui ont le goût particulier des craintes les plus profondes, les plus fondamentales.

Ainsi, le lendemain, je commençai à travailler sur Wytches, l’histoire d’un mal primitif qui attend son heure dans les bois. Comme vous devez vous en douter, les « witches » [sorcières en anglais – N.D.T.] qui inspirent le titre diffèrent de l’image qu’on se fait des sorcières. Ici, pas de balai ni de chapeau pointu. Vous pouvez même oublier tout ce que vous savez des sorcières. Car dans le cadre de notre récit, les gens qui périrent sur le bûcher pour avoir été accusés de sorcellerie n’étaient pas des sorciers et sorcières proprement dits, mais seulement ceux qui vénéraient ces monstres. Mes « Sorcyères » ressemblent plutôt à ce que Ryan et moi avons vu dans les bois. Des créatures primordiales et immémoriales, gigantesques et foncièrement mauvaises. Leur connaissance des sciences naturelles dépasse les limites de la médecine moderne. Elles disposent d’un grand pouvoir. Elles peuvent satisfaire presque tous vos désirs. Et elles sont toujours là, à attendre que quelqu’un vienne leur faire une demande. Mais en échange, il faut leur accorder quelque chose… Car ces être doivent manger, comme tout le monde. Seriez-vous capable de leur sacrifier une vie pour accomplir votre souhait ? Si c’est pour guérir la maladie incurable d’un être aimé, par exemple ? Ou votre propre maladie ? Ou pour réaliser l’œuvre de votre vie ? Pourriez-vous sacrifier un voisin, un membre de votre famille ? Qui promettriez-vous aux Sorcyères ?

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Pour finir, juste avant d’écrire ce texte, j’ai décidé d’explorer les bois une fois de plus, pour vérifier si notre vieille camionnette y était toujours. J’ai dû m’introduire dans l’enceinte de l’école et traverser un grillage, puis une haie, mais j’y suis parvenu. Et bien qu’il fût moins visible, je pus distinguer le chemin que Ryan et moi avions l’habitude d’emprunter. Je m’y engageai sur 25, puis 50 mètres, et, alors que la végétation se faisait de plus en plus dense, je finis par la voir : notre vieille camionnette, toujours là, 20 ans après. J’en ai pris quelques photos que je partage avec vous.

En guise de post-scriptum, je tiens à vous remercier. Non seulement d’avoir lu cette réminiscence nostalgique jusqu’au bout, mais pour avoir donné sa chance à Wytches. J’espère que vous saisirez à quel point cette histoire m’est personnelle. Et je veux exprimer aussi ma gratitude à Jock, Matt, Clem, David, Eric et Image pour avoir fait de ce projet une réalité. Surtout, je vous remercie d’avoir choisi cette BD. Dans un sens, c’est un projet de longue haleine, pour moi. Une histoire qui attendait patiemment que je la raconte. Et alors que j’écris ces mots, à l’étage de la maison de mes parents, au bord du lac, avec vue sur la forêt depuis ma fenêtre, j’aime à penser que si cette histoire m’a attendu, peut-être que les Sorcyères sont aussi là, à m’attendre, dans les bois.

Alors… qui leur promettriez-vous ?

 

Scott Snyder
Août 2014

Texte initialement publié dans Wytches #1 (octobre 2014)

 

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À travers la planète, siècle après siècle, des femmes et des hommes suspectés de sorcellerie furent brûlés vifs, noyés, pendus, torturés, emprisonnés, persécutés, assassinés. Si aucun de ces malheureux n’a jamais été sorciers ou sorcières, ils sont cependant morts en protégeant un terrible secret : celui de l’existence des véritables sorcières. Des entités ancestrales, sauvages et insatiables pour quiconque pactisera avec elles. De nos jours, après un épisode tragique durant lequel leur fille Sailor fut victime de harcèlement, la famille Rooks choisit de déménager et de se reconstruire en paix, loin de cette pénible expérience. Leur proximité avec la forêt environnante va cependant les exposer à un mal plus ancien que l’humanité…

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