Bhagavad Gītā disait : « La nourriture chère à celui qui est né dans le mode de la bonté est celle qui prolonge la durée de la vie, augmente la pureté, la force, la santé, le plaisir, la satisfaction. Elle est savoureuse, onctueuse et solide, plaisante pour l’estomac. » Alors savourez chaque page de la nouvelle pépite de Ram V et Filipe Andrade (Toutes les morts de Laila Starr) : Le Dernier Festin de Rubin, en librairie !

Il y a quelque chose d’étrange dans le fait de se nourrir, si l’on y réfléchit. Certes, on en a tant l’habitude qu’on ne questionne jamais cet acte, ces gestes, les mille et un rituels du repas, mais tout de même : un bon quart, sinon plus, de notre temps de veille est exclusivement consacré à l’achat, la préparation, l’ingestion, puis l’excrétion de denrées alimentaires. Et ce quart d’existence, cette moitié de moitié de nos vies, où disparaissent-ils ? Engloutis, avalés, dévorés par notre gosier insatiable, dans un tumulte de tintements de couverts et de bruits de mastication, de claquements de langue et de soupirs d’aise, suivis des gargouillis, clapotis et flatulences de notre visqueuse plomberie interne. Bien sûr, nous ne pourrions pas vivre sans. Bien sûr qu’il nous les faut, ces précieux nutriments, pour « faire tourner la machine ». Mais à quel prix ?

Mange-t-on pour vivre, ou vit-on pour manger ? Et si l’on considère toutes ces heures passées en courses, aux fourneaux ou devant notre assiette, alors le syllogisme est facile : c’est bien du temps que nous mangeons. Le temps qui nous reste. Ce qui fait de nous les ogres de notre propre vie, que nous engloutissons goulûment dans le seul but de la perpétuer. D’aucuns, dont certains brahmanes hindous, associeraient ce paradoxe à une fuite en avant, une prison de la chair, ou pire : une sorte de malédiction. Mais ce serait oublier l’extraordinaire capacité de l’homme à enjoliver ce qui lui est imposé, à lui trouver, faute d’alternatives, des circonstances atténuantes, et même des qualités. À le transcender, par le biais des saveurs, des couleurs, de toute une alchimie d’associations des goûts et des textures. À le ritualiser, en rythmant la chronologie de l’ingurgitation — petit déjeuner, déjeuner, dîner — ou l’ordre des mets — entrée, plat, dessert. À le complexifier sans cesse, et à le célébrer. À en dériver, en un mot, une culture.

PAVÉ DE FANTÔMES…

C’est peut-être justement cette culture culinaire qui a fait de nous autres, humains, ce que nous sommes. Dès lors qu’un groupe animal collabore pour chasser ou cultiver, et se réunit pour manger, la civilisation n’est déjà plus très loin. Autour du feu, on parle, on grogne, on se régale ou on crache de dégoût — parfois, on félicite le cuisinier, ou bien on lui jette des cailloux. La cuisine, alors, devient la langue primordiale, comme l’explique Ram V, scénariste de l’ouvrage que vous tenez entre les mains, dans une interview donnée à Forbidden Planet : elle est la première langue, apprise au berceau, qui permet à chacun, qu’il déjeune en famille ou s’aventure à l’autre bout du monde, de comprendre et d’échanger avec son prochain en se passant de mots. En cela, elle rejoint l’obsession et la fascination de l’auteur pour l’art, cette communication parallèle qu’il a maintes fois abordée dans son œuvre, depuis le jazz dévorateur de Blue in Green en passant par la littérature, le graff, le rap et la comédie qui servent de boussoles aux quatre jeunes amis perdus de GRAFITY’S WALL, jusqu’aux velléités de cinéma chez Mo, l’acolyte complexé de Rubin. Mais chez Ram V, ancien chimiste, l’art — aussi vital que la nourriture — ne va pas sans danger. C’est une matière dangereuse, inflammable, parfois même toxique, qu’il convient de manipuler avec précaution, intensité et détermination pour ne pas y laisser son âme… ou sa vie.

Car à l’instar de son monstrueux protagoniste, c’est la mort d’Anthony BOURDAIN qui donne au scénariste l’idée du DERNIER FESTIN DE RUBIN. Il raconte avoir revisionné, après le suicide du médiatique chef et vulgarisateur gastronomique, des épisodes de sa série Parts Unknown, qui voit Bourdain parcourir le monde et raconter, par le biais de la nourriture, la vie de ceux qui la font — et inversement. Or, entendre ce mort en sursis, ce spectre de pixels, célébrer la vie, l’appétit et l’altérité suscitait une telle dissonance cognitive, une telle mélancolie qu’il a pris la mesure du pouvoir cathartique — et tragique — de la cuisine, et décidé d’en faire le sujet d’un ouvrage. La triste fin de BOURDAIN avait fait de lui un souvenir ; or la question de la mémoire, morte ou vive, palpite au plus profond de l’univers mental de l’auteur — ce qui, lorsqu’on s’appelle RAM, paraît somme toute logique.

… SUR SON LIT DE SOUVENIRS

« La seule chose qui marque une existence, ce sont les souvenirs qu’elle laisse », déclare Kah, le corbeau funéraire de TOUTES LES MORTS DE LAILA STARR, précédente collaboration entre le scénariste et l’extraordinaire dessinateur Filipe ANDRADE.

Et de fait, il y a chez Ram V une obsession de la trace que dessinent nos existences, de cette image rémanente que nous laissons derrière nous à notre mort, que ce soit à l’échelle d’une existence individuelle… ou d’une culture tout entière. Cela explique peut-être l’abondance d’immortels dans ses textes : Bishan dans These Savage Shores, les dieux ou le temple chinois dans LAILA STARR, Rubin dans le présent ouvrage, et jusqu’à Mumbai elle-même dans GRAFITY’S WALL. Tous, à leur manière, servent de témoins à cette humanité grouillante et pullulante qui les craint, les adore ou les ignore, ces millions d’hommes et de femmes croisés au gré des âges et qui, malgré le temps écoulé, persistent à les surprendre et à les passionner. De tous ces immortels, c’est peut-être Rubin — ou plutôt Bakasura l’ogre, le rakshasa — qui synthétise le mieux cette dialectique entre l’éternité des monstres et la finitude des hommes : à toute saveur — toute saveur véritable, s’entend — se doit de correspondre une émotion, or les émotions sont le propre de l’homme. Pourquoi ? Parce que ce sont elles qui fixent les souvenirs.

De la madeleine de Proust à l’épiphanie d’Anton Ego dans Ratatouille, il est de notoriété publique qu’un lien direct unit nos papilles gustatives à notre lobe temporal, siège de la mémoire. Tous, nous nous sommes un jour sentis projeter dans notre passé au détour d’un plat, d’une sauce, d’un bonbon ou d’un simple chocolat chaud.

Ce sont d’ailleurs souvent les mets les plus humbles qui nous émeuvent le plus ; en raison de leur accessibilité, d’une part, mais aussi parce que leur sobriété répond à la netteté tranchante des émotions qui leur sont liées.

Voilà pourquoi, sans doute, Ram V et Filipe ANDRADE s’attachent à nous décrire six recettes bien précises de l’immense corpus gastronomique indien : celles des vendeurs à la sauvette, des routiers et des campagnes, aussi roboratives qu’universelles, chacune détentrice d’une histoire et d’un héritage perpétuellement renouvelés par ceux qui s’en emparent avec sincérité, et générosité. D’une certaine manière, ce n’est rien moins qu’un petit fragment de la mémoire de l’Inde qui crépite, grésille, et répand son parfum au gré de ces pages. Tout un continent dans une assiette, toute l’âme d’une cuisine sur papier glacé : un véritable tour de magie.

Telle est, peut-être, la leçon de Rubin. Qu’on parle de cuisine, d’art ou d’amour, la demi-mesure n’est pas de mise. Tous, nous deviendrons un jour un agrégat de souvenirs, le fantôme de nos plaisirs et de nos peines, de nos délices et de nos amertumes. Mais que notre fin survienne dans un mois ou dans cent, il est encore temps de faire bombance et de s’accorder un dernier festin. De se joindre à la joie créatrice de Ram V et Filipe ANDRADE, dont les planches débordent de cette inépuisable vitalité qui fait le sel de nos existences. Et, pour citer Rubin, « de percevoir toute la richesse et la volupté de ce qui nous entoure. » Car nous n’avons qu’une vie, et les saveurs à découvrir sont infinies.

Maxime LE DAIN, Désert du Thar, Juillet 2024

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Le Dernier Festin de Rubin

Mohan l’avait pressenti dès leur première rencontre, ce Rubin Baksh ne lui disait rien qui vaille. Le simple fait de lui proposer plus d’argent pour se rencontrer qu’il n’en gagnait en un mois aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Mais la curiosité étant trop forte, et bien qu’il ait d’abord refusé sa proposition de l’accompagner sur les routes pour réaliser un documentaire culinaire, il finit par accepter. Cette quête de saveurs oubliées et cachées le mènera-t-elle, sans le savoir, au dernier festin de Rubin ?

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