En 1988, l’an 2 après CRISIS ON INFINITE EARTHS selon le calendrier de DC Comics, les personnages fondamentaux de l’éditeur connaissent des changements ostensibles. À ce stade, John BYRNE, Jerry ORDWAY et Marv WOLFMAN ont opéré la mue de Superman et George PÉREZ a débuté la même opération sur Wonder Woman.

Les dessinateurs vétérans sont peu à peu remplacés par des petits nouveaux dont les sensibilités artistiques redéfinissent l’univers DC. Le succès commercial de CRISIS instaure aussi un nouveau passage obligé : la publication annuelle d’une aventure liant tous les titres et personnages de l’éditeur, occasion de remuer le statu quo.

Mais l’impulsion de base vient de la révolution opérée par Frank MILLER sur Batman dans son récit en quatre volets THE DARK KNIGHT RETURNS, suivi rapidement par l’arche narrative « Batman Année Un », qui redéfinit les origines du héros. Sous la supervision éditoriale de Denny O’NEIL, Batman retourne à ses racines inspirées du pulp, s’enfonçant plus profondément dans les ombres de Gotham.
Pour cela, O’NEIL fait appel à Max Allan COLLINS, auteur de polars alors scénariste de Dick Tracy, pour une prestation censée durer un an ou plus. Mais la valse des dessinateurs et d’autres problèmes inciteront COLLINS à tirer sa révérence plus tôt.

Le poste de scénariste échoit donc à Jim STARLIN, plus connu pour ses œuvres cosmiques chez Marvel qu’en tant qu’auteur de polars urbains. Toutefois, STARLIN et O’NEIL semblent sur la même longueur d’ondes pour ce qui est de bâtir sur les fondations proposées par Frank MILLER et le dessinateur David MAZZUCCHELLI dans « Batman Année Un ». Pour l’essentiel, STARLIN a la chance de voir ses scripts illustrés par Jim APARO, dessinateur encensé par les batmaniaques depuis ses prestations sur Detective Comics et The Brave and the Bold tout au long des années 1970. À la suppression du second de ces titres, en 1983, APARO avait enchaîné sur un nouveau titre, Batman and the Outsiders, écrit par Mike W. BARR. Devenu moins rapide, il lui fallait désormais un encreur pour compléter ses crayonnés, tâche dont s’acquittait depuis Mike DeCARLO.

Dès le départ, STARLIN fait le choix d’éviter la galerie de gredins classique, dont il laisse l’usage à Mike BARR et Alan DAVIS dans Detective. Au lieu de ça, il crée de nouveaux adversaires et s’attaque à d’autres formes de crime et de corruption. Les scélérats de STARLIN sont plus vicieux, leurs actes plus violents.
Les intrigues secondaires et tout ce qui peut concerner la figure publique de Bruce Wayne sont presque entièrement mis de côté. Et il apparaît clairement que STARLIN n’aime pas mettre en scène Robin.

À ce stade de la réinvention de la chronologie DC, il est suggéré que Jason Todd est devenu le nouveau Jeune Prodige il y a seulement un an et demi. Pour STARLIN, Batman frôle la maltraitance en employant un si jeune associé, et il ne l’intègre dans ses récits que contraint et forcé par O’NEIL. Revenons quelques années en arrière, avant le grand chambardement de CRISIS. En 1983, on autorise Marv WOLFMAN et George PÉREZ à faire ostensiblement vieillir de quelques années le premier Robin, Dick Grayson, dans les pages de leur titre de groupe, The New Teen Titans. La direction accepte même leur proposition de lui faire endosser une nouvelle identité et un nouveau costume, ceux de Nightwing.

Toutefois, il apparaît clairement que Batman a besoin d’un Robin, ne serait-ce que pour des questions de merchandising. Le scénariste Gerry CONWAY, sous la supervision éditoriale de Len WEIN, invente alors un nouveau garçon prodige en la personne de Jason Todd. Celui-ci fait son apparition sous le crayon de Don NEWTON au #357 (mars 1983) de Batman, et ressemble clairement à un Dick Grayson bis, comme l’explique CONWAY au site Comics Beat : « Il m’a paru utile de remplacer le personnage par une version plus jeune qui puisse reproduire ce que Robin apportait en tant que pupille, rôle qu’il endossait dans ses incarnations précédentes ».

Ce premier avatar de Jason pousse le mimétisme jusqu’à être lui aussi fils d’artistes de cirque défunts, comme son modèle. Il se différencie principalement par ses cheveux roux, détail gommé lorsqu’il se met à les teindre en noir pour mieux imiter le premier Robin.
Fin du flashback : lorsqu’O’NEIL et COLLINS prennent le relais, il leur apparaît nécessaire de repenser de fond en comble Robin II pour en faire plus qu’une copie-carbone. Jason Todd devient ainsi un orphelin des rues qui vole les roues de la Batmobile. Il sera plus imprudent, moins disposé à apprendre les leçons de Batman. Initialement, les deux versions successives de Jason ne suscitent que des réactions tièdes chez les fans. Puis, ils prennent en grippe le Robin nouveau.

Alors assistant d’O’NEIL, Dan RASPLER évoque cette époque pour Comics Beat : « Personne n’aimait Robin, à l’époque. Pendant une certaine période, Robin ne… ne paraissait plus à sa place dans les comics. Ceux-ci s’assombrissaient, et y inclure ce gosse paraissait, je ne sais pas, ridicule.
Même moi, je n’aimais pas ça. Et pourtant, Robin est mon personnage préféré de tous les temps, mais à l’époque, j’avais une vingtaine d’années, et j’acceptais l’idée de zapper complètement Robin, avec son slip et ses chaussons verts. »

STARLIN, soumis à l’obligation d’utiliser le jeune comparse, se souvient : « Il y a un numéro de Batman que j’ai écrit où Robin est en vedette, et je lui ai fait faire quelque chose de sournois, si je me souviens bien.
Denny m’avait dit que le personnage était très impopulaire auprès des lecteurs, et j’ai joué là-dessus. »
O’NEIL confirme les propos de STARLIN dans le long entretien qu’il accorde à Roberta E. PEARSON et William URICCHIO1 : « Les lecteurs le détestaient vraiment. J’ignore si c’était de la démence de fan… peut-être estimaient-ils qu’il usurpait la position de Dick Grayson.

Certaines lettres que nous recevions semblaient pencher dans ce sens, en tout cas. Je crois qu’ils prenaient tout ça bien trop au sérieux. Peut-être que les scénaristes, au niveau subconscient, y ont contribué, en rendant ce petit morveux plus désagréable que son prédécesseur. Il est effectivement devenu un personnage assez puant, et ce n’était pas ma décision. Quoiqu’il en soit, les mauvais échos sont remontés jusqu’à nous, et en mesurant son impopularité, nous avons choisi d’en jouer. »

Si la mémoire collective des fans prétend aujourd’hui que Jason était universellement détesté, la lecture des rubriques courrier d’époque suggère un lectorat plus divisé, annonçant un débat public moins tranché que prévu quant au destin du personnage. Cette nouvelle politique amène Robin à laisser (apparemment) un coupable mourir, mais lorsque cette histoire paraît, STARLIN est déjà à l’œuvre sur une arche narrative qui mettra
le sort du jeune prodige entre les mains du public. Déjà, dans The Dark Knight Returns, MILLER dessine un futur possible où Jason Todd a trouvé la mort, ce dont il s’entretient avec Albert CHING pour le site CBR : « Là où ils ont assuré, c’est en donnant à Jason un énorme complexe d’infériorité.

Il devait nécessairement se mesurer au Robin précédent. J’ai trouvé ça très novateur, à l’époque.
Moi, j’ai voulu briser ce moule en créant Carrie [Kelley, la nouvelle Robin], que j’ai rendue complètement téméraire, et absolument pas complexée par ses prédécesseurs. »
STARLIN élabore dans un entretien au magazine Back Issue2 : « [Denny] m’a demandé si j’étais prêt à écrire un truc où Robin se ferait éventuellement zigouiller, ce pour quoi je militais depuis six mois, et j’ai dit oui. J’ai choisi le Joker comme assassin parce que dans TDKR de Frank MILLER, il était dit que le Joker avait tué Jason. »

À la même époque de l’année sort un album à la gestation longue, The Killing Joke, dans lequel le Joker estropie Barbara Gordon, mettant ainsi fin à sa carrière de Batgirl. Ce double coup porté au statu quo signale un changement de ton considérable dans la série, qui finira par influencer toute la ligne DC dans les années suivantes.

Pour couronner le tout, en Angleterre, le 18 octobre 1988, démarre le tournage de Batman. Le projet de film, annoncé dès juillet 1980, puis enlisé pendant plusieurs années, devient enfin réalité sous la houlette de Tim BURTON, avec comme horizon une sortie en juin 1989. Le jeune réalisateur prend pour référence le Dark Knight de MILLER et sa vision dystopique de Batman, de ses ennemis et de sa ville. Une vision de Gotham qui envoûtera les fans à travers le monde.

Bob GREENBERGER a été éditeur chez DC Comics sur les périodes 1984-2000 et 2002-2006 durant lesquelles il édita, entre autres, les titres DOOM PATROL et SUICIDE SQUAD. Aujourd’hui, il enseigne et écrit.

Par Bob GREENBERGER

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Batman Chronicles – 1988 Volume 1

La collection DC CHRONICLES rassemble dans l’ordre chronologique de leur publication l’ensemble des séries propres à un personnage, enrichis de récits complets marquants. Ces albums sont enrichis de textes éditoriaux recontextualisant les épisodes, de commentaires des éditeurs, ainsi que d’extraits de courrier des lecteurs de l’époque.

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