Un soir, Denny O’NEIL regarde un sketch de l’émission humoristique Saturday Night Live parodiant une tendance lourde de l’époque : l’usage d’une ligne téléphonique dédiée et surtaxée pour recueillir les désidérata du public. Au-delà de la blague, O’NEIL y voit une idée à exploiter dans la sphère comics.

Lors d’une conférence à la New York Comic Con de 2016, STARLIN apportera les précisions suivantes : « On était au début de l’épidémie de Sida quand DC a eu cette idée : rendre un de leurs personnages sidéen et en tirer un  épisode spécial. Il y avait une boîte à suggestions à la rédaction, où chacun pouvait voter pour le personnage qu’il jugeait le plus approprié. Et j’ai bourré la boîte avec des bulletins au nom de Robin. Mais ils ont reconnu mon écriture, et jeté tous les bulletins “Robin”. Du coup, c’est Jimmy Olsen qui a remporté tous les suffrages.

Mais ils ont découvert que l’acteur qui incarnait Jimmy dans la vieille série Superman était gay, alors ils ont préféré laisser tomber le concept. Mais c’est là qu’est né le noyau du projet. » « On savait qu’on avait un souci avec Robin », explique O’NEIL au site 13th Dimension en 2014. « C’était l’exemple-type de ce phénomène dont on entend souvent parler, mais que l’on rencontre assez rarement : le personnage qui se met à agir de lui-même. J’aurais peut-être dû me montrer plus directif au début, mais sans nous en rendre compte, nous nous étions retrouvés encombrés par ce morveux désagréable. Il fallait soit changer sa personnalité de pied en cap, soit le faire disparaître de la série. »

« Beaucoup de nos lecteurs étaient mécontents de Jason Todd. On ne savait pas exactement pourquoi ni quelle était l’étendue de ce mécontentement, mais nous voulions y remédier », explique Jenette KAHN, alors présidente et éditrice de DC, lors d’un entretien avec Comics Beat en 2018.

O’NEIL commande à STARLIN le scénario d’une minisérie en six parties qui impliquerait les lecteurs via deux numéros de téléphone, l’un pour épargner la vie de Jason Todd, l’autre pour y mettre fin. Le bureau du marketing mettra des mois à budgétiser la chose, et finira par décider de doubler le nombre de pages de deux numéros, transformant ainsi l’hexalogie prévue en tétralogie à paraître à la fin de l’été 1988.

« Je ne saurais vous dire si le lectorat dans son ensemble voulait vraiment que ça arrive, ou si une quantité limitée de fans a “bourré les urnes” pour fausser le résultat », confie Paul LEVITZ, vice-président de DC au moment des faits, lors d’un entretien avec Newsarama en 2020. « Quoi qu’il en soit, il y avait ce sentiment à la rédaction que Jason n’avait pas fonctionné en tant que Robin, et peut-être que ça avait déteint sur les lecteurs ? L’exemple choisi était un peu morbide, mais en cette époque pré-Internet, la possibilité de consulter les lecteurs avec ce degré d’immédiateté était très attrayante. »

O’NEIL relate ainsi le déroulement du vote à la presse : « Mon assistant Dan RASPLER a vérifié les résultats du vote toutes les 90 minutes, à partir du jeudi 15 septembre au matin. Il composait un code et une voix informatisée lui récitait le décompte le plus récent. Dan et moi avons continué à tour de rôle le reste de la journée, ainsi que le vendredi 16. Pendant la plus grande partie du vote, les résultats étaient très serrés. Dick GIORDANO et moi avions des pronostics différents. Il pensait que les lecteurs n’oseraient pas tuer le gosse. Moi j’étais sûr qu’ils le feraient, rien que pour voir si nous irions jusqu’au bout. »

Dans un reportage en bonus du DVD de Batman et Red Hood : sous le Masque Rouge, O’NEIL, qui a personnellement voté pour sauver Robin, évoque une rumeur très répandue : « Il se dit qu’un avocat californien se serait servi d’un Macintosh pour téléphoner au numéro “pro-exécution” toutes les deux minutes. Bien sûr, je n’ai aucune preuve, mais si c’est vrai, et puisqu’une soixantaine de votes a fait la différence, c’est ce type qui aurait tué Jason Todd ! »

Le résultat final comptabilise 10 614 votes, dont 5 343 en faveur de la mort de Jason, contre 5 271 pour sa survie… une différence de 72 voix seulement. STARLIN, APARO et DeCARLO avaient produit à l’avance les deux fins possibles, gardées sous clé par le directeur de production Bob ROZAKIS. Une fois le vote achevé, celui-ci remettra l’épisode complet, incluant les pages de la mort de Jason, au graphiste Steve BOVE, chargé des dernières finitions. D’autres précautions furent prises pour que les employés de Chemical Color, chargés de la séparation des couleurs pour l’impression, ne puissent dire quelle fin avait été choisie.

Quelques images de la séquence alternative seront révélées çà et là dans les années suivantes, mais il faudra attendre 2020 pour que celle-ci soit entièrement présentée au public.

https://bdi.dlpdomain.com/album/9791026826897/couv/M385x862/batman-chronicles-8211-1988-volume-1.jpg

Découvrez Batman Chronicles – 1988 Volume 1

La collection DC CHRONICLES rassemble dans l’ordre chronologique de leur publication l’ensemble des séries propres à un personnage, enrichis de récits complets marquants. Ces albums sont enrichis de textes éditoriaux recontextualisant les épisodes, de commentaires des éditeurs, ainsi que d’extraits de courrier des lecteurs de l’époque.

Découvrir

Plus d'articles