En écrivant ces lignes dans les derniers spasmes gutturaux du xxe siècle, sachant que vous les lirez sous les premières lumières du xxie , il est difficile de ne pas être frappé par la double vision que nous avons, tel Janus, du paysage qui s’étend loin derrière nous et plus loin encore devant. Non seulement le très large spectre des affaires humaines et terrestres, mais également le paysage de cet univers plus petit que nous connaissons sous le nom de comics…

Alors que son explosion et la prolifération de ses publications au cours de la décennie écoulée n’ont certainement pas donné l’impression que ce média séquentiel était mort, il demeure difficile de ne pas en ressortir avec le sentiment que, si les comics ne se sont pas effondrés, quelque chose a néanmoins changé. Quelque chose a disparu. Non pas un marché, ni un format, ni un style, ni quoi que ce soit qui relève de la concrète brutalité du commerce, mais quelque chose de plus abstrait et de plus rare, quelque essence fantomatique.

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Ce qui a changé, ce ne sont pas tant les comics eux-mêmes que leur lectorat. Serait-ce parce que les gens ont changé, en ces temps d’accélération et de courses furieuses, alors que les revues illustrées dont ils se délectaient n’ont guère, voire peut-être même pas du tout, varié ? L’un des axiomes de base dans ce domaine, au fil de ce siècle, a été que les gens ne cherchent pas le changement mais l’illusion de celui-ci. C’est une erreur, causée par un manque de perspective. Et s’il est vrai que les gens ne veulent pas de changement, il demeure également vrai qu’il y a une grande différence entre ce que nous voulons et ce que nous avons. Le xxe siècle ne nous a rien donné d’autre qu’un constant et tumultueux changement, sans s’inquiéter de savoir si nous le désirions ou pas. Nous découvrions le changement et étions nous-mêmes changés par les événements. Les goûts sous-jacents et les demandes du public, sur lesquels se construit le marché, ont altéré le flot des choses, dans le lectorat si ce n’est dans ce qu’il lisait.

272FR_INT_PLANETARY_01_FR_PG225-272-1La manière dont les gens voient et pensent les choses a changé. Les massifs échafaudages de valeurs sur lesquels les comics avaient pris racine sont maintenant désertés ; ils nous semblent même désuets. Les créateurs de comics sont, semble-t-il, au milieu de cette « zone trouble » entre les deux siècles, et sujets à des impulsions aussi jumelles que contradictoires.

D’un côté, nous subissons une sorte d’irrépressible appel du nouveau millénaire qui nous pousse à plonger tête baissée dans le futur, comme nous devons bien entendu le faire, alors que d’un autre côté nous sommes écrasés par l’image des ruines que nous laissons de côté puis derrière nous. Avec toutes ces merveilles déposées le long des berges de l’histoire des comics, nous ne pouvons que nous demander si ne s’y trouvent pas des trésors cachés qu’il faudrait exhumer. Nombreux parmi nous sont ceux qui pensent, même confusément, que là gît quelque élément du passé des comics qui permettra de trouver la clé de leur futur. Comme si, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il fallait pour aller de l’avant revenir en arrière. Ce qui nous amène, par une voie détournée, à PLANETARY.

Warren ELLIS et John CASSADAY ont fabriqué une ingénieuse mécanique grâce à laquelle ils peuvent exploiter les possibilités de la situation actuelle, celle-là même que nous venons de décrire. Les héros de leur histoire ne sont pas des redresseurs de torts ni des protecteurs du monde mais, par un coup de génie de l’inspiration, des archéologues. Des gens qui creusent sous la surface de notre monde pour en déterrer le passé, les secrets et les merveilles. En l’occurrence, cependant, le monde qu’ils nous dévoilent n’est pas notre sphère quotidienne et familière, même s’il lui ressemble. Au contraire, nous creusons avec eux le sol d’une planète qui est constituée des strates accumulées de presque cent ans d’imaginaire, et notamment de celui des comic books.

338FR_INT_Planetary_01_FR_PG299-343-1Nous découvrons ainsi les histoires secrètes de ces plaines baignées de rayons gamma, de ces premières sondes spatiales, de ces invasions extraterrestres. Travaillant sur une toile immense, les auteurs emploient comme couleurs la pop-culture du Japon vue comme un cimetière de sauriens géants, ou bien les rues de Hongkong hantées par les fantômes des héros de film d’action. Nous devinons aux confins du tableau les cimetières d’éléphants d’aventures perdues dans les pages des pulps et rencontrons leurs survivants à la peau de bronze. Nous parcourons des salles des trophées et des gratte-ciels secrets, des expositions fabuleuses. Des colonels assassins et des portails éthérés ouvrant sur des zones autres. Des sub-Terriens.

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Des éclats remontés des strates inférieures de ce média, débarrassés de leur boue, rendus à la lumière du jour. Aussi fascinant que puisse être le concept central de la série, elle aurait pu facilement descendre au niveau de simple démonstration nostalgique sans l’amour et le talent dont fait preuve l’équipe créative dans son travail. Ce qui élève ces histoires au-dessus du niveau d’une simple bluette rétrospective, ce sont l’imagination, le talent déployé et la volonté d’accomplir quelque chose de neuf dans les comics mainstream de super-héros. Quelque chose qui puisse transcender l’approche passéiste qu’évoque immédiatement toute allusion à l’archéologie. Les tombeaux du passé ont été démantelés, leurs pierres ont été utilisées pour paver le chemin menant à l’avenir du média. Le carburant de toute l’entreprise est le seul matériau dont se sont toujours nourris les comics : cette étincelle qui électrise l’imagination, libre des entraves culturelles imposées par les arts dits nobles ou le bon goût.

210FR_INT_Planetary_01_FR_PG203-224-1Ce rythme haletant et populaire des fins d’épisodes à suivre. En tant qu’auteur, Warren ELLIS est sans doute d’une folle exigence, mais elle n’est jamais aussi acérée que lorsqu’elle s’applique à lui-même, ou à son insistance à toujours pourchasser la nouveauté, à trouver quelque chose qui ne l’ait pas encore lassé. Dans son travail sur PLANETARY, vous pouvez ressentir cette brûlure, ce combat, cette nécessité de l’invention, ce désir d’aiguiser tout nouveau concept jusqu’à le rendre plus incendiaire que le précédent, tout ceci avec une maîtrise profonde de la nuance et du langage, un œil exercé à capturer le drame en toute situation, et un sens de l’humour aussi noir qu’impitoyable. Et par chance, ELLIS est épaulé par ébouriffant talent de John CASSADAY, un artiste capable de poser des paysages insolites et grandioses, des costumes et des architectures incroyables, le tout brossé avec un trait mêlant force et délicatesse éthérée. CASSADAY semble presque rivaliser de dynamisme avec son scénariste, chacun se trouvant dans un rapport d’émulation avec l’autre, en dessinant et en poussant les idées toujours plus loin, par-delà le précipice, dans des territoires où elles n’ont encore jamais été mises en œuvre.

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Le résultat est un extraordinaire travail de science-fiction pointue, une vision dont les Frank R. PAUL et autres Virgil FINLAY, maîtres illustrateurs incontestés du genre, seraient plus que fiers. Voici un comic book mainstream, exemplaire de ce début de siècle. Dans une période où de nombreux comics semblent se complaire dans une exténuante contemplation eux-mêmes ou foncer aveuglément devant eux sans l’ombre du moindre plan, le travail effectué sur PLANETARY diffuse une aura et une fraîcheur propres, excitant les neurones comme un roman, explorant des schémas intéressants à chaque nouvelle page. Cela parle en même temps de tout ce que les comics ont été et de tout ce que les comics pourraient être, le tout condensé dans un flocon de neige fractal semblable à un joyau parfait. Lisez et savourez cette série remarquable, fruit d’un moment remarquable dans l’histoire des comics. Et pensez planétaire.

 

 

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Financée par un homme dont on ignore jusqu’à l’identité, l’organisation spéciale Planetary réunit plusieurs équipes de terrain, dont celle du « Batteur » et des agents Wagner et Snow. Pour le bien de l’humanité, ou par simple curiosité, ces trois archéologues de l’étrange arpentent l’univers dans le but de lever le mystère sur une série de phénomènes paranormaux. Parmi leurs rivaux, un groupe de métahumains leur donne du fil à retordre, déterminé à utiliser les secrets ancestraux du monde pour leurs propres intérêts.

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