Autant le dire d’entrée : Superman est dur. Pas dur au sens “dur à cuire”, même si c’est aussi le cas. Ce que je veux dire, c’est qu’il est dur à écrire. Depuis plus de soixante-dix ans, des équipes créatives ont raconté les aventures de Superman, et à force, à peu près toutes les histoires imaginables ont été publiées. Ajoutons à ça le fait qu’il soit invulnérable, et qu’on puisse difficilement lui faire du mal. Et tant qu’on y est, n’oublions pas qu’il est plongé dans une continuité restrictive, qu’un chercheur de Harvard trouverait incroyablement complexe. Ça ne laisse pas une énorme marge de manœuvre, n’est-ce pas ?

Quand nous avons commencé à discuter de ce projet, j’avais quelques appréhensions, parce que je ne savais pas trop ce que je pouvais avoir à dire sur le personnage. Même le fait que j’avais le droit de remonter dans son riche historique, et de raconter une histoire surgie de son passé, ne m’aidait guère. Ajoutons-y le fait que je n’avais aucune idée de ce qui se passait à ce moment-là dans ses diverses séries. La continuité est révisée si souvent qu’au moment où je m’engageais dans ce projet, j’ignorais totalement quel était le statu quo du personnage. Alors que je commençais à me décider à raconter une histoire située dans le passé de Superman, une chose me revenait sans arrêt : le terrible mot “kryptonite”. Considérée pendant longtemps comme une ficelle usagée, la kryptonite avait été gentiment mise de côté depuis le début des années 1970 et n’apparaissait plus que sporadiquement. Il me sembla que c’était le bon moment pour réexposer les lecteurs à ce minerai meurtrier, et, du coup, je me suis dit que cette histoire devait traiter d’un moment-clé dans la vie de Superman.

superman kryptonite

Ce qui nous ramène à la continuité. Je suis certain que les gens pensent que j’ai un problème avec une continuité trop rigide. Et ils ont raison. Avec tous les évènements éditoriaux qui s’accumulent chaque année, et les réécritures rétroactives qui vont avec, le statu quo de l’univers DC change continuellement. Ce qui était vrai l’an passé ne sera peut-être plus valide cette année, selon la direction que l’équipe éditoriale tente de donner au bateau. Quand j’ai commencé à écrire des comic books, je voulais écrire des histoires qui survivent à l’épreuve du temps. J’ai vite compris que, pour y arriver, j’avais tout intérêt à rester dans les marges de l’univers DC, et à travailler sur des projets dans lesquels la continuité n’était pas un élément critique. Malgré tout, la référence à la continuité reste inévitable jusqu’à un certain point, et il fallait bien que je me décide à propos de la façon dont j’allais la gérer. C’est durant la préparation du projet de LA NOUVELLE FRONTIÈRE que j’ai trouvé l’approche que j’applique depuis lors. Je me cantonnerai à des projets reflétant les versions classiques des personnages, et resterai strictement dans la continuité mise en place par les architectes de ces personnages. Il ne s’agit bien évidemment pas de nier ou de diminuer le formidable travail accompli depuis que la continuité moderne a été
établie (NdE : depuis Crisis on Infinite Earths, en 1985),  mais plutôt de placer mon travail dans une catégorie qui resterait valide quelle que soit la continuité à l’oeuvre dans les séries régulières. Tôt ou tard, toute continuité
est remise à zéro, et en collant à cette « continuité zéro », mon intention est de conserver aussi longtemps que possible sa fraicheur à mon travail.

Ma première tâche fut de retrouver la première apparition de la kryptonite, et de déterminer si cette histoire originelle valait qu’on la revisite. Mais de fait, cette première apparition avait eu lieu dans le feuilleton radiophonique de Superman. J’ai réfléchi un jour ou deux à la possibilité de m’en procurer un enregistrement et de partir de là pour raconter l’histoire que Tim Sale et moi voulions réaliser. Puis, j’ai abandonné l’idée quand j’ai enfin découvert un exemplaire du premier comic book présentant le maléfique minerai. Ce qui m’amène à cette petite merveille qu’est le numéro 61 de Superman1. Publié en 1949, ce classique contenait à la fois les débuts de la kryptonite, mais aussi la découverte par Superman de la planète Krypton. L’histoire avait été écrite par le génial Bill FINGER, et illustrée par Al PLASTINO. C’est une histoire fantastique, et j’emploie le terme dans son sens réel, pas dans son acception moderne.

Pour résumer : un faux fakir, mais véritable escroc, nanti d’un turban décoré d’une pierre précieuse, s’intéresse de près Lois Lane. Quand Superman tente de prouver que l’homme est un tricheur, notre héros s’effondre soudain. Nul ne sait ce qui lui est exactement arrivé, mais l’escroc en profite pour prétendre qu’il a tout pouvoir sur Superman, et devient rapidement un caïd à Metropolis. La suite bascule dans une série de scènes comiques et quasi batmanesques durant lesquelles Superman finit par déduire que l’afaire est liée au joyau accroché au turban de son adversaire. Il commence une enquête assez peu palpitante le menant d’une bijouterie à un atelier de diamantaire, puis au géologue qui avait trouvé la pierre au départ. C’est là que l’histoire bascule dans le fantastique, à cette manière inimitable qu’ont les vieux comics DC de réécrire la science et la physique. Le géologue conduit Superman à l’endroit exact où il a trouvé le météorite. Puis, il pointe la région du ciel dont il est tombé. Se servant de cette direction si précise comme d’un point de départ, Superman part du principe qu’en volant assez vite vers ce point, il peut avancer plus vite que le temps, et remonter la piste du météore jusqu’à sa source. Je vous jure. Superman le fait, et finit par aboutir à la planète dont la pierre est tombée. S’ensuit une série de scènes défiant toute explication logique, au cours desquelles Superman a droit à un son et lumière (mais sans le son), au cours  duquel il découvre qu’il est sur son monde d’origine, et la façon dont ses vrais parents l’ont sauvé.
Après avoir compris que la pierre est un débris radioactif de sa planète natale, il retourne à Metropolis, botte le train du faux fakir et réunit tous les morceaux du météorite, avant de les jeter au fond du fleuve. Voilà ce qui m’a excité au départ. Si l’on oublie la physique aberrante de la chose, cette incroyable histoire ne nous présente pas seulement la kryptonite, elle nous montre aussi Superman découvrant ses origines.

superman kryptonite

Ça pouvait marcher. Deux choses me sont nettement apparues. D’abord, il me fallait trouver un moyen de contourner l’absurdité de la façon dont Superman découvrait Krypton. Et surtout, j’avais mis le doigt sur une notion qui me semblait assez nouvelle, quand bien même je l’appliquais à un matériau vénérable et un peu usagé. Au tout début de la série Superman, nous avions vite compris qu’il pouvait encaisser bien plus de mauvais coups que ses concitoyens. Mais lui ignorait être indestructible. À ce stade, il peut encore avoir peur, il ignore encore que l’azote liquide ne peut pas l’affecter, ou que respirer les vapeurs toxiques de la lave en fusion ne le tuera pas.

Arrivé à ce point de mes réflexions, j’ai amené toutes les pièces du puzzle à mon complice Tim SALE. C’est à ce moment-là que l’histoire a gagné un poids émotionnel dépassant ce qui était évident au départ. Tim a le coeur romantique, et il était clair que les aspects du mythe qui le motivaient étaient l’amour et le sens de la famille. Alors qu’il me parlait de Lex, de Lois et des Kent, j’ai commencé à réfléchir aux lumières thématiques que la kryptonite pouvait projeter sur les personnages. Superman est la kryptonite de Lois, et ça vaut aussi pour Lex. Notre Fakir est devenu le gangster Tony Gallo, et j’ai donné à la kryptonite un compagnon de route appelé Pont-sur-les-Eaux. Et là, j’ai su qu’on était sur la bonne voie. Il me reste juste à évoquer la partie la plus formidable de l’album : les merveilleux dessins et couleurs de mes collaborateurs, Tim SALE et Dave STEWART. C’était la première fois que j’écrivais tout un album pour un autre dessinateur que moi, et je remercie du fond du coeur ces deux artistes pour avoir fait de mon histoire un tel festin visuel. Ne voulant pas plomber ce texte avec un long panégyrique, je me contenterai donc d’un mot pour qualifier l’immense talent de Tim : ditkoesque. Ce n’est pas qu’il dessine comme DITKO2, mais son style de dessin a quelque chose de très personnel, d’unique. Le monde de Tim lui appartient en propre, et il a atteint le sommet de son art de la plus dure des façons, en développant sa propre voix. Et pour moi, la meilleure chose qui soit sortie de KRYPTONITE, c’est cette amitié qui a émergé entre Tim et moi.

Si nous nous connaissions depuis quelque temps, et que je lui avais écrit une histoire courte de Batman pour son numéro de l’anthologie SOLO3, ce fut notre première occasion de vraiment apprendre à nous connaître. Je dédie donc cet album à Tim, Dave, Mark Chi, Tom PALMER et Richard STARKINGS : merci les gars, vous m’avez entraîné là-dedans, et j’en avais besoin.

Comme je disais, Superman, c’est dur.

Darwyn Cooke, mai 2008

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