Department of Truth de James Tynion IV et Martin Simmonds vous plonge au cœur des plus grands complots de l’Histoire. Department of Truth est une série témoin de notre époque « post-vérité » qui explique avec intelligence les phénomènes conspirationnistes. Maxime Le Dain, le traducteur, vous parle de cette série qui sème le trouble et vous fera douter de tout.

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Il y a quelque chose du complotiste chez le traducteur. Rares sont les métiers, en effet, à exiger de ses praticiens une telle propension au doute, sinon à la paranoïa ; à leur imposer de soulever chaque mot, chaque terme pour voir ce qu’il cache ou de questionner quels messages secrets, quels réseaux souterrains l’Auteur (avec un grand « A » comme Archonte, Autorité ou Adversaire) a enfouis sous la surface de son texte. Tout comme le complotiste, le traducteur est obsédé par le sens, par ce qui est caché, sous-entendu, insinué. Il voit des signes partout (parfois, même, il les compte), il apophénise à pleins tubes, pour aussitôt se demander s’il ne va pas trop loin, s’il ne surinterprète pas, s’il ne risque pas de dénaturer le sens – encore lui – ou le style de l’Auteur.

Car enfin, il y a bien une raison, une raison profonde, pour que l’Auteur ait choisi ces mots précis, non ? À l’instar des gouvernements qui nous dirigent, de toutes ces entités connues ou inconnues qui régissent nos vies, les Auteurs échafaudent des plans, des projets, des scénarios au sein desquels leurs personnages évoluent comme des pantins, ignorant ceux ou celles qui font danser leurs fils. Un complot, en somme, dont le traducteur se fait le complice.

Il existe de fait un lien évident entre conspirationnisme et fiction : dans les théories du complot, chaque élément interprété se doit d’être signifiant, chaque révélation finit par s’imbriquer dans la trame narrative globale d’une oppression invisible. Il en va de même dans la fiction prédominante de notre temps, dont l’une des lois – la célèbre règle du Fusil de Tchekhov – explique à merveille cette économie de moyens nous incitant à repérer dans chaque œuvre les indices laissées par l’Auteur. Ainsi, tout comme le complotiste se prend pour un détective de fiction, les Auteurs construisent leurs récits comme on élabore une enquête ou un piège : un univers de poche créé de toutes pièces pour y emprisonner aussi bien les personnages que les lecteurs ou spectateurs.
Or quel pays a modelé la fiction de notre début XXIe siècle plus souverainement que les États-Unis ? La pop culture actuelle est, pour le meilleur et pour le pire, le fruit du rayonnement culturel américain, qui depuis plus de soixante ans nous abreuve d’images, de sons et d’histoires. Et plus récemment, de théories du complot. Car c’est bien là, je pense, ce que cherche à nous dire James Tynion IV dans son remarquable Department of Truth : le conspirationnisme constitue l’ultime avatar de la pop culture : le débordement de la fiction dans le réel, une forme artistique nouvelle et collaborative, une sorte de 12e art qui ne pouvait venir que des États-Unis.

Bien sûr, le complotisme n’a pas attendu les USA pour causer des ravages. Les accusations de crimes rituels contre les Juifs ont provoqué des massacres dès le XIIe siècle ; à partir du XVIIIe siècle, on a suspecté les Jésuites, les Illuminés de Bavière puis les franc-maçons de vouloir dominer le monde ; et la résurgence antisémite complotiste du régime nazi a abouti à la catastrophe que l’on sait. Mais les États-Unis, de par leur goût pour la fiction, ont su rendre le complot excitant, ludique et, surtout, spectaculaire. C’est ce que j’ai compris en traduisant Department of Truth, cette américanité foncière du complot tel qu’on le subit actuellement. James Tynion IV ne s’y trompe d’ailleurs pas, en débutant son récit par la matrice de la conspiration paranoïaque : l’assassinat de JFK. Or si l’impact historique, fictionnel et psychique de cet événement a pu être analysé et disséqué par d’innombrables chercheurs, il en est un aspect qui me semble parfois négligé : sa portée sémantique.

Ainsi en revenons-nous à la question de la langue, et donc de la traduction. Au cours de mon travail sur Department of Truth, j’ai été frappé de découvrir la complexité d’une quantité d’expressions intégralement issues de la sous-culture complotiste, à commencer par ce « I’m just a patsy ! » lancé par Lee Harvey Oswald alors que la police texane le pousse devant les caméras des journalistes, le 22 novembre 1963. Que cette séquence ouvre la série Department of Truth n’a rien d’innocent, car elle est, outre-Atlantique, « culte » – presque au sens premier du mot. Le mystère formé par l’arrestation, l’interrogatoire, puis la mort d’Oswald constitue l’acte fondateur d’une religion nouvelle au Christ équivoque – à la fois tueur et tué, coupable et victime – dont chacune des rares paroles vient garnir l’obscur évangile des conspis.

« I’m just a patsy ! ». Le « patsy », c’est à la fois le pigeon et le bouc-émissaire, deux traductions françaises entre lesquelles il m’a fallu choisir. Pour le moment, mon cœur balance en faveur de « bouc-émissaire » pour sa connotation religieuse, mais il n’est pas dit qu’une énième relecture ne me fasse préférer ce « pigeon » si simple et si profond à la fois. Car le « patsy » est également le nigaud, celui qui dit amen à tout, qui gobe ce qu’on lui dit. En cela, il incarne à la fois le complotiste qui se perd dans le labyrinthe de ses cabales et son reflet : le citoyen lambda, l’aveugle, le mouton. En un mot, Lee Harvey Oswald nous définit tous. Saint-Patsy, priez pour nous.
Dans Department of Truth, chaque épisode ou presque mentionne l’expression « down the rabbit hole », soit littéralement « tomber dans le terrier du lapin ». Issu d’Alice au pays des merveilles, cette « chute » ou plutôt cette « bascule » dans l’inconnu est désormais extrêmement répandue dans le vocabulaire complotiste, notamment en ligne. Pour les complotistes, tomber dans le terrier du lapin, c’est découvrir ce qui se cache sous les apparences, dans les souterrains du monde ; mais c’est aussi s’y retrouver coincé, flottant dans ses angoisses et ses intuitions comme Alice dans son interminable conduit. Il s’agit d’un voyage sans retour, le premier pas d’une quête qui soit vous ouvrira les yeux, soit vous aveuglera à jamais ; une sorte d’équivalent à l’absorption de la « pilule rouge » héritée de Matrix. Mais en français, peut-on vraiment « tomber dans le terrier du lapin » ? Même si on comprend l’expression, elle n’a rien d’idiomatique ni d’immédiat, contrairement à « passer de l’autre côté du miroir » qui a le double avantage de conserver cette notion d’exploration dangereuse d’un univers déformé ainsi que la référence à l’œuvre de Carroll. Je l’ai donc adoptée quand il s’agissait de décrire une plongée volontaire dans les arcanes d’un monde secret qui nous est caché, tout en alternant avec « sentir le sol se dérober sous vos pieds » quand la chute dans le terrier désignait plutôt une découverte subie qui remet en cause la réalité telle qu’on la considérait jusqu’alors. La nuance est subtile, j’admets, mais me semble nécessaire.

Dans le premier épisode, Tynion IV évoque les « moon-truthers », ceux qui cherchent la vérité (« truth ») sur la lune (« moon »). À ma grande surprise, aucun équivalent n’existe pour désigner les adeptes de cette théorie selon laquelle Stanley Kubrick aurait filmé l’alunissage de la mission Apollo 11, en 1969. On parle pourtant là d’un événement mondial, qui aurait pu faire naître le soupçon dans de nombreux pays. Mais non : il n’y a vraiment, dans les années 70, qu’aux États-Unis qu’une frange importante de personnes associe l’alunissage à une sorte de préquelle hollywoodienne du Cosmoschtroumpf. Comment rendre ce « moon-truther » en français pour en conserver toute la saveur ? Après avoir écumé les champs sémantiques de la vérité et de la Lune, je me suis rappelé que le Français, en bon cartésien, privilégie toujours le processus au but, la méthode au résultat – et dans le cas présent, le doute à la vérité. Il me fallait donc évacuer cette fichue « truth » pour ne conserver que la méfiance, ce je-ne-fais-que-poser-des-questions que la France a si bien connu en devenant dans les années 80 le fer de lance du négationnisme historique d’un Faurisson ou d’un Garaudy. Et un mot concentre parfaitement tout cela : le scepticisme. Immédiatement, le mot s’est imposé à moi : un « moon-truther » en français, c’est un « Apollo-sceptique » !

Outre le plaisir que j’éprouve à vous faire passer de l’autre côté de cette traduction, mon petit miroir à moi, je pense que ces différents exemples prouvent quelque chose : le vocabulaire français – et à travers lui notre mode de pensée – reste encore relativement épargné par la métastase complotiste américaine. Pour autant, il suffit de parcourir les réseaux sociaux pour se rendre compte qu’à la faveur des crises récentes et d’un véritable lobbying d’une certaine extrême-droite (ne serait-ce d’ailleurs pas là le véritable complot ?), de plus en plus de termes « conspirationnistes » font leur apparition dans notre langue : la pilule rouge déjà évoquée, le Nouvel Ordre Mondial, la grande réinitialisation, etc.
D’autres ont étudié de façon bien plus rigoureuse et scientifique la rhétorique du complotisme , mais il me paraît intéressant de partager ce constat : si le français manquait encore il y a peu de mots et d’expressions idiomatiques pour désigner la plupart des phénomènes complotistes américains, ce fossé – ou ce terrier – commence à se combler. Et je ne suis pas sûr qu’il faille s’en féliciter, même quand on est traducteur…

Je remarque qu’avec tout ça, je n’ai même pas pris la peine d’évoquer les innombrables qualités de Department of Truth : sa fraîcheur, son humour, sa profondeur, l’impitoyable dessin de Martin Simmonds, la qualité de dialoguiste de James Tynion IV, son jeu érudit et post-moderne sur le concept même de complot, son absence de jugement moral, son humanité profonde et, surtout, sa compréhension intime des dégâts que le doute permanent peut occasionner à la psyché d’un pays ou d’un individu. À ce titre, l’épisode 3 m’apparaît comme un chef-d’œuvre d’intelligence et de délicatesse, qui n’est pas sans rappeler certains des meilleurs épisodes du Sandman de Neil Gaiman. Pour toutes ces raisons et mille autres encore, je pense que lire Department of Truth relève de la salubrité publique. Car ce que cette série nous offre, c’est rien moins qu’une nouvelle manière d’envisager le complot et notre rapport au complot – pour ne pas dire notre besoin de complot ; et tout cela sans jamais opposer les conspis aux « sains d’esprit ». On y apprend que la vérité, comme souvent, est fluctuante, et qu’elle ne dépend que de nous. Alors ouvrez la poubelle, jetez-y vos pilules – fussent-elles bleues ou rouges – et courez dévorer Department of Truth, le meilleur antidote du marché contre ce nouveau virus qui nous guette.

Maxime Le Dain
06/10/2021

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The Department of Truth

L’agent spécial Cole Turner étudie depuis des années les théories conspirationnistes qui s’exposent sur les forums du monde entier et transmet ses enseignements à l’académie du FBI de Quantico. De l’assassinat du président Kennedy à l’alunissage de 1969, en passant par la crise des missiles de Cuba, l’information est sans cesse remise en question par les complotistes les plus fervents. Certain qu’il comprendra mieux leur fonctionnement et leur logique, Turner décide de s’immiscer au cœur d’une étrange réunion, une réunion qui le conduit à douter de la réalité même… Se pourrait-il que les classes dominantes soient à l’origine de faits qui n’ont jamais eu lieu ? Approché par le Département des Vérités, une agence gouvernementale occulte, Cole va rapidement être exposé à de nombreuses réponses bien différentes de ce qu’il imaginait. Des réponses qui ne manqueront pas de soulever de nombreuses autres questions. Une plongée au cœur des plus grands complots de l’Histoire !

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