Depuis l’âge de dix-neuf ans, Matt WAGNER travaille de façon discontinue sur l’univers de Grendel, un personnage de génie criminel énigmatique créé, en noir et blanc, dans les pages d’un comics anthologique d’un éditeur américain indépendant, Comico.

À ses débuts en 1982, la série met en scène Hunter Rose et son ennemi juré Argent dans un style graphique et narratif encore en gestation, où l’enthousiasme prime sur la maîtrise. Les problèmes financiers de sa maison d’édition empêchent toutefois le jeune artiste d’achever l’histoire de ce personnage dont il livre alors le récit de vie en supplément dans les pages de son autre série phare, Mage, de 1984 à 1986. Narré par Christine Spar, un personnage qui prendra une place de premier plan dans la mythologie Grendel, ce récit déroule l’existence hors du commun et tourmentée d’Hunter Rose, un anti-héros très éloigné des protagonistes habituels de Marvel ou DC.

Mais voilà, en racontant les aventures de Grendel depuis sa vie jusqu’à sa mort, l’auteur se retrouve dans une impasse. Avec un récit ainsi encadré, clos, WAGNER ne peut prolonger les péripéties autour d’Hunter Rose
comme l’auraient fait d’autres auteurs ou éditeurs, en figeant le protagoniste dans un âge moyen perpétuel
et en multipliant à l’envi situations, ennemis et récits secondaires. Dès le départ, Grendel n’est plus. Si ce fait
limite les possibilités de poursuivre les aventures de son personnage titre, il n’empêche pas WAGNER de livrer de
nouveaux récits mettant en scène Hunter Rose au long de sa riche carrière de romancier et de génie du crime.

Dans les années 1990 et 2000, WAGNER, avec la collaboration de plusieurs excellents dessinateurs, écrira des histoires courtes qui enrichissent la mythologie établie autour de Grendel en s’insérant dans les interstices d’une biographie déjà rédigée. Ces « contes » sont regroupés dans le premier tome de l’intégrale GRENDEL dont vous tenez le troisième volume entre les mains. Mais avant cela, dès 1986, WAGNER a repris le récit où il en était resté dans les pages de Mage, en publiant, toujours chez Comico, une série GRENDEL. Toutefois, Hunter Rose mort et enterré, d’où pouvait-il repartir ?

L’auteur décide de travailler l’héritage de son anti-héros et choisit comme protagoniste Christine Spar, petite-fille adoptive d’Hunter Rose et biographe de la figure controversée de Grendel. Pendant douze numéros, il suit la descente aux Enfers de cette jeune femme dévastée par l’enlèvement et l’assassinat de son fils ; une chute qui mène au masque et à la fourche de Grendel que Spar revêt pour tenter de se faire justice. Dans un cadre nouveau, un avenir aux accents destroy qui évoquent le cyberpunk, WAGNER et les frères PANDER racontent une tragédie qui s’achève sur la mort de sa protagoniste.

Le flambeau est ensuite récupéré par Brian Li Sung, un homme banal transformé par sa rencontre avec Spar
et avec le mal personnifié par Grendel. Le schéma paraît alors clair. Des personnages s’emparent du symbole et des attributs de génie du mal et font vivre son esprit et son costume dans une continuité d’héritage. Mais WAGNER aime briser les codes, se surprendre et avec lui ses lecteurs.


À partir du treizième épisode, le modèle change. L’auteur opère un virage dans la thématique de la suite de la série : Grendel n’est plus personnifié. Il plane comme un concept, une ombre qui évoque le mal dans une société de plus en plus gangrenée par les problèmes sociétaux et la catastrophe écologique. Dans ces épisodes mettant en scène le capitaine Wiggins, le personnage de Grendel n’a plus d’existence terrestre, mais il est plus présent que jamais dans le monde développé par WAGNER.

C’est à ce stade que s’arrête le deuxième volume de l’intégrale GRENDEL. Juste avant un changement plus radical encore. Car à partir du numéro 20 américain, la série, déjà passée du polar à la science-fiction, prend une ampleur que rien n’aurait pu laisser imaginer jusqu’ici. WAGNER transporte son intrigue au 26e siècle et, comme dans des oeuvres-univers science-fictives à la Dune ou Fondation, étend la durée de son récit pour se lancer dans une véritable histoire du futur. L’héritage de Grendel n’est plus personnel, mais spirituel, politique, et les enjeux de son histoire ne s’attachent plus au destin d’un baron du crime ou de ses héritiers mais, devenus planétaires, concernent toute l’humanité. C’est avec ce bond temporel conduisant la série dans une autre dimension que démarre ce troisième volume.

Une question demeure, néanmoins, si l’on considère l’évolution hors du commun de la série. Matt WAGNER
avait-il tout prévu en prenant pour modèle certaines œuvres phares de la science-fiction du 20e siècle, ou a-t-il profité de sa liberté d’artiste pour explorer des directions inattendues ?
« La saga GRENDEL a démarré comme une expérience créatrice de jeunesse et est devenue depuis ma façon habituelle de travailler, nous explique l’auteur. Je n’avais pas de grand plan prédéfini au départ… seulement l’envie de me dépasser et d’envoyer mon œuvre dans des directions audacieuses, nouvelles et inattendues. Ce qui revient à dire que j’ai improvisé au fur et à mesure. Dans Écriture, Stephen KING explique qu’il ne prend pas beaucoup de notes et qu’il ne fait pas de synopsis ; il part simplement d’une idée de récit puis suit ses personnages tout au long du développement de l’histoire. Je travaille exactement de la même façon. Pour déjouer les attentes et briser les éléments traditionnels du récit, je me suis inspiré de la série révolutionnaire Dune de Frank HERBERT ainsi que des anti-héros à la morale complexe de Michael MOORCOCK. J’ai aussi grandement subi l’influence des premiers numéros de Métal Hurlant [Heavy Metal aux États-Unis] quand j’étais jeune et impressionnable.

D’ailleurs, ma toute dernière série dans l’univers de Grendel, L’ODYSSÉE DU DIABLE, est un hommage à ces aventures spatiales jouant avec les perturbations de la réalité. J’ai eu la chance de trouver mon support et ma voix au milieu des années 1980, à une époque où l’individualisme devenait possible dans la bande dessinée américaine. J’ai donc pu profiter de la liberté absolue d’emmener GRENDEL dans toutes les directions qui m’intéressaient. Mon but premier, en tant que raconteur d’histoires, est de faire en sorte que mes récits soient fascinants, passionnants à mes yeux… afin de transmettre les mêmes sensations à mon lectorat. Je considère que
tout est possible dans GRENDEL… une idée que j’essaie d’honorer et de perpétuer même après quarante années
de publication. » Une idée que les pages qui suivent exemplifient parfaitement en montrant la place à part occupée par GRENDEL dans l’univers des comics.

Bienvenue au 26e siècle d’Eppy Thatcher et d’Orion Assante. Le terrain de jeu a changé de forme, mais son exploration demeure plus captivante que jamais.

Laurent QUEYSSI

Laurent QUEYSSI est auteur, scénariste et traducteur. Dans ses romans, ses bandes dessinées ou ses nouvelles, il travaille la matière des mythes modernes à travers la littérature de genre. Un grand merci à Matt WAGNER, Diana SCHUTZ et à toute l’équipe de Dark Horse pour leur disponibilité.

 

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Découvrez Grendel tome 3
Ses précédents hôtes trépassent, et l’esprit démoniaque de Grendel n’en devient que plus puissant. Non content d’habiter un hôte à la fois, l’entité diabolique devient virale et se répand à travers la population et les époques, jusqu’à trouver son hôte idéal : le Grendel-Khan ! Mais face à une société dirigée d’une main de fer par une église catholique pervertie et bouleversée par un incident nucléaire qui a oblitéré toute la côte Est, le Diable devra se montrer plus impitoyable que jamais…

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