Batman existe depuis plus de cinquante ans, et ses grands ennemis ont prouvé qu’ils sont tout aussi vigoureux que leur adversaire encapé. Parmi les crapules siégeant dans son panthéon, le Joker, le Pingouin et Catwoman officient depuis presque aussi longtemps que Batman. Sam HAMM le co-scénariste du premier film Batman de Tim BURTON (1989) vous parle du justicier de Gotham !

L’autre jour, j’étais assis et je réfléchissais, comme il m’arrive parfois, à un certain super-héros aux oreilles pointues, et je me suis laissé aller à me demander pourquoi certains personnages hantent l’imagination du public, décennie après décennie, tandis que d’autres sont laissés sur le bas-côté. J’en suis arrivé à la recette suivante permettant de cuisiner un héros mythique en quatre étapes… N’hésitez pas à l’utiliser si vous voulez laisser une contribution majeure à la culture pop :

1 – Le héros incarne, d’une manière cruciale, l’altérité : plus fort, plus rapide, plus intelligent, plus implacable que le tout-venant de l’humanité. Il dispose d’un don peut-être naturel. Ou peut-être a-t-il été pincé par un crabe radioactif. S’il est supérieur aux gens normaux qui peuplent son monde et donc éloigné d’eux, ses compétences exagérées font de lui la cible idéale de l’identification du lecteur.

2 – Sa personnalité, ses motivations et son modus operandi doivent être clairement définis, mais dans le même temps suffisamment « lâches » pour faciliter des révisions périodiques et des réinterprétations, de sorte que les générations successives de lecteurs puissent continuer à le trouver nouveau et passionnant.

3 – Une origine évocatrice sera utile. Primaire, c’est mieux : il est toujours satisfaisant que notre héros ait une obsession et souffre d’un traumatisme représenté de manière colorée, impliquant une angoisse compréhensible et universelle qui rende son obsession palpable. (D’un autre côté, il est possible de conserver à notre héros « une aura de mystère ».)

4 – Il doit affronter et déjouer une succession de puissants antagonistes, les plus formidables d’entre eux revenant de manière semi-régulière jusqu’à ce qu’ils soient liés de manière indélébile, dans l’esprit du public, au héros et à sa légende : c’est Sherlock Holmes et Moriarty, c’est James Bond et Blofeld, etc. En quelque sorte, la nature du héros sera définie par le conflit qui l’oppose à ses ennemis.

C’est à ce quatrième point que nous nous intéresserons. Batman existe depuis plus de cinquante ans, et ses grands ennemis ont prouvé qu’ils sont tout aussi vigoureux que leur adversaire encapé. Parmi les crapules siégeant dans son panthéon, le Joker, le Pingouin et Catwoman officient depuis presque aussi longtemps que Batman. Le Sphinx et Gueule d’Argile (dans ses incarnations variées) constituent des ajouts plus récents au casting, remontant respectivement à 1948 et 1961. Mais depuis lors, il semble que les ennemis ayant accédé à ce statut de classiques soient rares.

Cela signifie peut-être que les géniteurs de Batman ont touché juste dès le début, et qu’un héros n’a sans doute besoin, pour s’épanouir, que d’une poignée d’opposants choisis avec soin. Ou peut-être que les interprètes suivants de la légende de Batman n’ont pas su créer de vilains dont la résonance leur permette de laisser une marque permanente dans le mythe.

En fait, je suis frappé de constater que, parmi les Bat-vilains créés durant le dernier quart de siècle, un seul est parvenu à coller au mur sur lequel on l’a jeté. Et je ne parle pas de Poison Ivy. Je ne parle pas de Blockbuster, ni de Solomon Grundy, ni de Man-Bat ou Killer Croc.

En cet instant d’insoutenable suspense, marquons une pause et observons une brève mais édifiante perspective historique.
J’ai rencontré Batman vers 1959, durant ce que j’appelle sa période extraterrestre-rose-et-voyage-temporel. Typiquement, les récits d’alors tournaient autour de la découverte par notre héros de l’existence d’un Batman inca, par exemple. Ou, pour citer une seule de ces monstruosités zoologiques qui semblaient si communes à l’époque, d’un Batman-sirène.

Les nouvelles aventures semblaient bien pâles en comparaison de ce qui avait été publié dans les années 1940 et 1950, des récits réapparaissant à l’occasion du sommaire d’un Annual ou d’un « 80-Pages Giant », dans lesquels les méchants étaient au moins humanoïdes… des psychopathes ou des difformités bipèdes, à l’image du Joker ou de Double-Face.
Si je ne parvenais pas à formuler la différence à l’époque, ces histoires rééditées me donnaient l’impression de représenter le « vrai » Batman.
Par la suite, j’ai compris qu’à la fin des années 1950, quelque chose avait affreusement mal tourné : le personnage avait complètement perdu son caractère menaçant… et avec lui, son parfum si particulier. Il était devenu interchangeable avec n’importe quel héros du catalogue DC. Et à cette période, les parutions DC manquaient tragiquement d’inspiration.
Puis est arrivée la fameuse série télévisée.

De nos jours, il est de bon goût de tirer sur cette icône du « camp » des années 1960 dont la seule existence salirait le Batman que nous connaissons et que nous aimons… trahirait son esprit. Cependant, pour ma part, j’ai toujours estimé que la série télévisée avait horrifié les fans parce qu’il s’agissait d’une adaptation trop littéraire de la bande dessinée.
Les intrigues simplistes et brouillonnes, les engins farfelus, les dialogues guindés jusqu’à l’hilarité… tout aurait semblé parfait dans le décor en quadrichromie étincelante d’un fascicule des années 1960. Mais quand on extirpe ces éléments familiers de leur contexte et qu’on les transpose, intacts, sur le petit écran… on obtient une dissonance. La vue d’acteurs vêtus de costumes chamarrés, se comportant à l’exemple de leurs contreparties de papier, met au jour, sans précaution, la fondamentale folie du matériau de base.

Ça aurait pu être pire : imaginez un peu que le Mini-Batman ou Ace le Bat-molosse aient pris d’assaut le petit écran.
Quoi qu’il en soit, dans la foulée de la série, les observateurs les plus charitables qualifièrent Batman de charmante manifestation de l’art pop, sorte d’objet trouvé amusant et naïf, découvert dans les jachères culturelles. Le reste du monde, à distance, ricana un temps puis perdit tout intérêt. Et les fans sérieux de bandes dessinées boudèrent, persuadés que la réputation de Batman était ternie à jamais.

Je ne cherche pas à suggérer que le personnage méritait le sort que lui ont réservé les producteurs de télévision. La blague n’a pas duré et puis, de toute façon, Batman est encore parmi nous. Aucun personnage de la culture populaire ne traverse cinquante ans d’existence sans que sa légende ne se charge de quelques pépites de vérité et d’émotion… sans conserver, dans une quelconque mesure, la capacité de résonner dans l’esprit de son public.

En d’autres termes, il existe de nombreux « Batmans ». Le problème n’est pas que les producteurs aient été infidèles à Batman. Le problème, c’est qu’ils ont été fidèles au mauvais Batman.

Sautons en 1969 et à la publication d’une aventure intitulée « Le secret des sépultures vacantes ». Il s’agit d’un récit sombre, mystérieux, gothique. Le dessin est beau et plein d’atmosphère. C’est subtilement incomparable avec ce qui a été précédemment publié, pendant des années, dans les séries consacrées à Batman. Deux « jeunes turcs » du nom de Denny O’NEIL et Neal ADAMS, frais émoulus d’une prestation récompensée sur GREEN LANTERN / GREEN ARROW, se sont souvenus d’un Batman bien différent, auquel ils se réfèrent.

Selon Denny, « cette histoire constituait le désir conscient de rompre avec la série télévisée BATMAN, de tout jeter et d’annoncer au monde : ‘Hé, on ne va pas faire du camp !’ Nous voulions rétablir la réputation de Batman, pas seulement en tant que plus grand détective ou meilleur athlète du monde, mais aussi en tant que créature sombre et effrayante… pas vraiment surnaturelle, mais pas loin, à cause de l’impact de ses prouesses. »

En quelques mois, O’NEIL et ADAMS se sont imposés comme l’incontournable équipe créatrice sur BATMAN. Denny, encore : « Il ne faisait aucun doute que Batman avait besoin d’un adversaire à sa mesure. Nous avons décidé, consciemment et délibérément, de créer un vilain qui soit un grand seigneur, exotique et mystérieux au point que ni nous ni Batman ne saurions à quoi nous attendre. »

Et donc, voilà Ra’s al Ghul… « la Tête du Démon ». Précisons que Denny O’NEIL est un homme cultivé, fin connaisseur de la littérature pulp (ses douze épisodes du SHADOW demeurent, à mes yeux, le parfait manuel par l’exemple pour les scénaristes débutants). Et à première vue, Ra’s ressemble à un avatar évident du Docteur Fu Manchu de Sax Rohmer.

Là où les criminels standard se contentent de braquages, de vengeances et de ce genre d’activités, les plans de Ra’s sont à la fois plus ambitieux et plus nébuleux. Il fait référence, de manière obscure, à un « nouvel ordre mondial », et ses rencontres avec Batman ne semblent connectées à un projet de vaste envergure que de manière marginale. Le Détective de la Nuit se retrouve souvent dans le rôle du pion, au milieu d’un échiquier d’intrigues et de conspirations qu’il semble à peine percevoir, une partie qui se déroule sur tous les continents et dont les participants, dans l’ombre, suivent des buts que nous ne discernerons peut-être jamais. Même quand Batman l’emporte, sa victoire sur Ra’s ne semble jamais complète : un petit plongeon dans un Puits de Lazare et le mal renaît. Le vieil ordre rassurant ne sera jamais pleinement restauré…

Mais la grande inspiration d’O’NEIL consiste à comprendre que l’impressionnante silhouette du génie criminel asiatique pouvait être refaçonnée afin d’incarner les angoisses de la deuxième moitié du XXe siècle… en partie celles d’une Amérique qui, coincées entre les tourmentes que furent le Viêt-Nam et le Watergate, commençait à s’interroger sur ses propres vérités culturelles, longtemps chéries, ainsi que sur la moralité de ses actions, sur son sol et à l’étranger.
Ra’s allait transcender les stéréotypes raciaux. Comme Neal ADAMS le décrit, il arbore des caractéristiques à l’origine ethnique indéterminée, en bon citoyen de cultures multiples : « J’ai créé un visage que l’on peut associer à toutes les races et à aucune. Il fallait donner la sensation que de nombreuses choses lui étaient arrivées, lui dessiner des traits qui attestent de la conscience de sa différence, depuis un très jeune âge… Son visage devait laisser transparaître le fait qu’il avait vécu une vie extraordinaire bien avant que sa silhouette apparaisse sur le papier. »

Voilà qui était nouveau pour les bandes dessinées : certains types de corruption ne seront jamais vaincus dans la dernière vignette d’une histoire de quinze pages et demie. Et Ra’s incarne un mal d’un type moderne, cherchant à séduire ce qu’il ne peut pas détruire. Un subterfuge après l’autre, Ra’s considère Batman non seulement comme un adversaire féroce, mais également comme un successeur potentiel !

La blague est splendide, naturellement. Remarquez que les « origines » de Batman (le meurtre de ses parents, l’instant qui a déclenché l’obsession de sa vie pour la lutte contre le crime) sont résumées à l’instant précis où il fait la rencontre du maître criminel qui espère devenir non seulement son mentor, mais aussi son beau-père. Le véhicule de la tentation, Talia, la fille de Ra’s, la seule femme que Batman est capable d’aimer, est aussi la seule femme qu’il ne peut se permettre d’avoir. La loyauté changeante dont elle fait preuve alimente les constantes circonvolutions morales au cœur du récit… et nourrit la « blague » d’une douleur bien réelle.

Je serai tenté de dire que la première rencontre avec Ra’s constitue le point où les certitudes morales de Batman commencent à se dissoudre… le point où le « côté obscur » du Chevalier Noir commence à apparaître à travers les fissures. Mais au lieu de cela, je vais me taire et vous inviter à savourer l’extraordinaire saga qui commence dans ces pages et qui, avec un peu de chance, va continuer dans le futur… à l’occasion de nombreuses réinventions et réinterprétations.

Que le duel commence.

Sam HAMM
Janvier 1991

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Découvrir Batman – Tales of the Demon

Batman affronte une nouvelle organisation redoutable : la Ligue des Assassins. Enquêtant sur le docteur Darrk, il fait la connaissance de Talia, la fille du redoutable Ra’s al Ghul. Ce dernier est un implacable et immortel fanatique qui tient à imposer sa volonté réformatrice au monde et a découvert l’identité secrète du célèbre justicier !

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