Si certains auteurs de comic-books restent pour toujours associés à l’une de leur création – que l’on songe à Todd McFARLANE et Spawn, Erik LARSEN et Savage Dragon, Dave SIM et Cerebus ou encore James O’BARR et The Crow –, Matt WAGNER est quant à lui connu pour avoir enfanté deux personnages marquants de la bande dessinée américaine moderne.

D’un côté, Kevin Matchstick de la série Mage, un alter ego fantasmé du dessinateur lui-même vivant des aventures calquées sur sa propre vie, et dont la batte de base-ball est l’incarnation d’Excalibur ; de l’autre Grendel, le revers sombre de sa personnalité, l’énigmatique génie criminel.

Matt WAGNER, né en 1961, donne naissance à Grendel à l’âge de dix-neuf ans et publie la première aventure de ce protagoniste en 1982, chez Comico, un éditeur indépendant de la banlieue de Philadelphie dont le catalogue s’étoffera de fort belle manière au cours des années 1980 avant de faire faillite en 1990. L’objectif avoué de l’auteur est de créer avec Grendel un comic-book qui ne soit pas tributaire d’une continuité développée sur des décennies par d’autres auteurs. L’esprit, explique-t-il alors, s’apparente davantage à de celui des groupes punks face au rock de stade représenté par Marvel et DC. Et c’est donc dans Comico Primer #2, un comic-book anthologique regroupant les titres de différents auteurs, qu’apparaît Hunter Rose, romancier à succès et assassin flamboyant lorsqu’il revêt l’identité de Grendel. C’est également dans ce numéro que les lecteurs découvrent la némésis monstrueuse de Grendel : le loup Argent.

S’il dote son anti-héros d’une forme d’élégance naturelle, Matt WAGNER l’inscrit néanmoins dans ce courant de personnages à la fois détestables – après tout, il s’agit d’un criminel sans pitié – et étrangement fascinant, tant par son génie que par ce qui lui reste de morale (il défend l’enfance en danger). Dans un style très cartoony, où l’on discerne notamment l’influence de Vaughn BODÉ, le créateur livre une histoire courte qui démontre d’entrée sa maîtrise du noir et blanc. Toutefois, l’intrigue est simple, les dialogues encore maladroits et l’auteur lui-même considère ces quelques pages, puis les trois numéros de la série Grendel publiés très vite par Comico, comme des brouillons.

Pourtant, les bases sont là. Des personnages hors du commun, un affrontement quasi-mythologique (le nom Grendel fait référence au poème anglo-saxon Beowulf) et une atmosphère à la fois réaliste et onirique qui nous plonge dans un monde qui n’est pas exactement le nôtre, mais qui n’est pas non plus celui des super-héros auxquels nous sommes habitués. Entre Comico Primer #2 et Grendel #3, Matt WAGNER progresse. Et vite. Il livre les origines de Grendel ainsi que celles d’Argent en laissant, de manière experte, de belles zones d’ombre. Il parvient, très tôt dans sa carrière, à mettre en scène un récit tragique qui résonne chez le public d’une manière inédite et le dépasse sans doute un peu. Un merveilleux concept s’est imposé à l’auteur ; il continuera à travailler dessus pendant plusieurs décennies et déroulera son histoire sur une temporalité de plusieurs siècles. Mais n’anticipons pas…

La première série Grendel s’arrête au numéro trois à cause des problèmes financiers de Comico. L’histoire de Hunter Rose et de son affrontement contre Argent reste inachevée. Les deux adversaires, blessés sur un toit lors de ce qui s’avérera leur dernier combat, se racontent leur passé et l’intrigue, interrompue alors que Stacy Palumbo vient de se faire enlever, laisse le lecteur en proie à un redoutable suspense. Pour conclure l’histoire d’Hunter Rose, Matt WAGNER va alors changer son fusil d’épaule. C’est dans les pages de Mage, son autre grande création, que l’auteur reprend, et recommence même, la narration entamée dans la série Grendel. Le Diable par les actes, un récit présenté en ouverture du présent volume, paraît en complément des aventures de Kevin Matchstick, le héros de Mage (du #6 au 14, de 1984 à 1986), et propose une reprise complète et définitive de l’histoire d’Hunter Rose.

Sous la forme d’un texte en prose illustré, chaque page devient un vitrail et permet à l’auteur de développer une vision d’ensemble du parcours d’Hunter Rose, de son enfance anonyme à sa fin tragique. Les moments importants de la vie du génie du crime sont rapportés, dans le dispositif mis en place par l’auteur, par la fille de sa fille adoptive, Christine Spar. Matt WAGNER livre tout d’entrée. Il donne au lecteur une version ramassée de la biographie d’un personnage multi-facettes, une sorte d’épisode « spécial origine » en prose, qui lui permet de présenter de bien belle façon les informations pertinentes à son public avant de développer dans un second temps, et autant d’histoires courtes, les détails de cette fresque épique.

Le cadre est posé, et WAGNER dispose d’un canevas narratif possédant encore suffisamment d’interstices pour lui permettre d’enrichir la mythologie qu’il a mise en place. Il s’y emploiera au cours des années suivantes, d’abord, en revenant sur les détails de la vie d’Hunter Rose, mais aussi en prolongeant la figure du mal symbolisée par Grendel. En effet, Christine Spar reprendra le masque du père adoptif de sa mère et se verra peu à peu contaminée par l’esprit du personnage. Matt WAGNER décrira un avenir proche et jouera sur l’héritage du Grendel originel. Fidèle à l’aspiration initiale de jouer au punk face aux héros historiques de Marvel et DC, l’auteur s’oppose au caractère immuable et aux éternels recommencements prônés par les éditeurs de Batman ou Spider-Man en s’efforçant de faire évoluer un personnage de sa formation jusqu’à son décès, et de développer son héritage bien au-delà.

Dès le départ – dès Grendel #1 en réalité –, le sort de son anti-héros est scellé. Comme dans toute bonne tragédie, Hunter Rose n’échappe pas à la mort, mais sa disparition ne signe pas forcément la fin de son histoire. Matt WAGNER la fera évoluer en conférant à Grendel la force d’un symbole dont l’influence s’étendra jusqu’au XXVIe siècle, évoluant en une fresque de science-fiction épique.

Quant au personnage d’Hunter Rose, l’auteur ne cessera d’enrichir son mythe en scénarisant des récits plus ou moins longs, dont il remettra, la plupart du temps, la partie graphique aux mains de nombreux artistes et amis. Une démarche rétrospective qui prendra la forme des séries Grendel: Black, White & Red, puis Grendel: Red, White & Black, et fera la lumière sur les zones d’ombre volontaires du premier récit. Une excellente façon de développer une galerie de personnages inoubliables tout en redécouvrant l’univers particulièrement attachant, cruel et tragique de Grendel. Le présent volume reprend tous les récits concernant Hunter Rose publiés entre 1980 et les années 2010. On y suit l’ascension et la chute de ce romancier à succès et assassin sans pitié, génie criminel et défenseur de l’enfance en danger ; un personnage complexe, contradictoire parfois, qui a posé les bases d’un immense récit d’une profondeur rarement atteinte dans la bande dessinée internationale. Préparez-vous à plonger dans l’univers sombre et roboratif de Grendel. Le voyage s’annonce mouvementé et fascinant !

Laurent QUEYSSI

Laurent QUEYSSI est auteur, scénariste et traducteur. Dans ses romans, ses bandes dessinées ou ses nouvelles, il travaille la matière des mythes modernes à travers la littérature de genre.

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Romancier, mondain, escrimeur de génie et assassin. Telles sont les multiples facettes de Hunter Rose, un mystérieux écrivain qui a surgi sur la scène du tout New York sans crier gare tout en officiant dans l’ombre pour prendre le contrôle de la pègre sous le masque du mystérieux Grendel. Poursuivi par les forces de police et l’immortel loup-garou Argent, Hunter Rose ne se connaît qu’une faiblesse : son amour pour sa fille adoptive, Stacy. Une faiblesse qui pourrait bien lui être fatale.

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