Matt WAGNER avait 19 ans quand il inventa le personnage qui allait devenir Grendel, et il était sans doute un peu trop jeune pour envisager les terribles abîmes d’inhumanité qu’Hunter Rose finirait par atteindre. Quelles qu’aient été ses intentions initiales, WAGNER a créé un protagoniste hautement énigmatique, qui hante aujourd’hui encore les pages de ce comic book. D’ailleurs, Grendel devint peu à peu une telle énigme que WAGNER finit par développer un concept mythique basé sur sa personnalité vengeresse, concept transcendé par le sombre et tragique Hunter Rose.

« Grendel est important parce qu’il permet au côté obscur de Matt de s’exprimer », a déclaré Diana SCHUTZ, responsable éditoriale et amie de longue date de l’auteur. « Là où Mage présente une approche plus personnelle et positive du monde, GRENDEL s’engouffre dans les recoins infects qu’on essaie en général de dissimuler – mais auxquels il faut aussi faire face. »

GRENDEL : L’HÉRITAGE DU DIABLE est la première série qu’écrivit WAGNER après avoir tué Hunter Rose, le personnage central de la série. En général, il est convenu que le trépas du personnage principal d’un comic book en annonce la fin. Cependant, les capacités scénaristiques exceptionnelles de WAGNER lui permirent non seulement de se sortir de ce mauvais pas, mais le poussèrent également à considérer son personnage à un autre niveau. C’est avec cette série que WAGNER réalisa que l’esprit du personnage qu’il avait créé était plus vaste que ce qu’il avait imaginé. C’est alors qu’il lui apparut clairement – ainsi qu’à ses fans et à ses collègues du monde des comics – que Grendel était bel et bien devenu un concept, et qu’il avait devant lui des torrents d’histoires palpitantes à raconter.

Shawna ERVIN-GORE : Au moment où vous avez débuté L’HÉRITAGE DU DIABLE, aviez-vous déjà écrit l’histoire dans laquelle Hunter Rose se fait tuer ?

Matt WAGNER : Oui. En fait, quand l’éditeur originel m’a demandé de développer le concept, c’était presque un gag parce que je savais – et eux aussi savaient – que le personnage principal était mort. Dans LE DIABLE PAR LES ACTES, la majeure partie de la narration se déroule alors que les deux personnages principaux sont mortellement blessés et agonisent sur un toit quelque part. Et puis, quand j’ai commencé à chercher comment
faire de cette histoire une série mensuelle, j’ai eu l’idée de transformer Grendel en un personnage générationnel. Je savais qu’il allait falloir que je trouve un moyen de continuer à m’y intéresser, et la seule méthode que j’ai trouvée, c’est de réinventer continuellement les choses. Et ça m’a conduit à créer l’aspect générationnel de ce personnage, dont la personnalité tend à se déplacer – dans les premières histoires – d’un hôte à l’autre, pourrait-on dire. Au final, les choses ont évolué en une critique sociale au sens large, qui m’a permis de brosser un tableau plus vaste et de développer toute cette mythologie comme un outil.

SE-G : Vous a-t-il été difficile de travailler selon les critères que vous aviez définis pour Hunter Rose ? Le personnage est tellement caractérisé, et représente une telle énigme, qu’écrire à son sujet apparaît presque comme un défi.

MW : Avec L’HÉRITAGE DU DIABLE, j’ai trouvé une parade : créer un personnage qui ne serait pas aussi énigmatique. Même si Christine Spar franchit la limite, on comprend presque ce qui la motive.

SE-G : Elle est bien plus humaine, et ce dès le début de L’HÉRITAGE DU DIABLE, qu’Hunter Rose dans n’importe quelle histoire.

MW : Elle tend vers plus d’humanité, surtout autour du chapitre neuf, qui a acquis une notoriété sulfureuse, vu ce qu’elle y fait. Et je ne vais rien divulguer aux nouveaux lecteurs, mais c’est assez intense. On l’accompagne à chaque pas, mais à la fin on réalise à quel point ce qu’elle fait à cette personne est horrible.
SE-G : Elle parvient réellement à faire abstraction de sa propre humanité pour se venger, et je pense que c’est ce qui la rapproche d’Hunter Rose. C’est presque une descendance psychique, par opposition à une lignée familiale.

MW : Oui.

SE-G : Et j’ai suffisamment lu GRENDEL pour savoir qu’on ne sait jamais précisément ce qui se passe dans la tête d’Hunter Rose.

MW : Ce n’est pas vraiment possible. Il est tellement inhumain.

SE-G : Quel sentiment vous évoque Hunter Rose ? Vous l’appréciez ?

MW : C’est drôle, ça. Non, je ne l’apprécie pas. Avant je l’aimais bien, mais plus maintenant (rires). Je passe par des périodes où je l’apprécie, et par d’autres où je ne le supporte plus. Je savais dès le début que je voulais le
rendre joliment atroce, et je trouve que le résultat est plutôt probant.

SE-G : Il est aussi étrangement moral.

MW : Oui, il a une moralité étrange. Il est aussi extrêmement égocentrique et amoral. Greg RUCKA vient de terminer la rédaction de Past Prime, le roman illustré de GRENDEL, et quand nous nous sommes retrouvés pour en parler, je pensais qu’il écrirait un roman sur Hunter Rose. Après avoir lu les comics, il m’a dit qu’il ne pourrait
pas le faire et que je suis à ses yeux la seule personne qui puisse écrire un roman consacré à Hunter Rose. D’ailleurs, il a ajouté qu’Hunter était mon « Athéna » – dans le sens où il a jailli complètement formé
de mon esprit.

SE-G : Je veux bien le croire. Il est presque impossible d’imaginer la mue d’Hunter Rose. C’est un personnage tellement intense, et ce dès son apparition – un tel prodige, tellement polarisé –, qu’il est extrêmement difficile de s’identifier à lui.

MW : Moi non plus, je ne peux pas. Il passe d’une personnalité à une autre au cours de diverses histoires, et on ne le voit jamais vraiment évoluer. Il devient ce personnage par une série de grands bonds, et non par un enchaînement de pas plus modestes.

SE-G : D’une certaine manière, je trouve cela très efficace.

MW : Ça apporte beaucoup à son côté mythique. Je suis constamment sidéré par la popularité d’Hunter Rose, au sein de cet univers et en tant que personnage de comics en général. Jusqu’à récemment, la seule véritable histoire le mettant en scène était un épisode de 48 pages, LE DIABLE PAR LES ACTES. Les choses ont été développées dans les crossovers Batman/Grendel, mais, à la base, les aventures criminelles d’Hunter Rose sont tout simplement évoquées, et on ne passe vraiment pas beaucoup de temps à explorer sa vie. Le récit, comme le personnage, saute de point fort en point fort.

SE-G : Avez-vous réalisé, lorsque vous étiez en train de créer Hunter Rose, quel genre de personnage il était, et à quel point il allait devenir important ?

MW : Non, ça m’avait échappé. Plus je l’examine, plus il devient profond et maléfique.

SE-G : Écrire une histoire d’Hunter Rose semble être intimidant, parce que, automatiquement, ce personnage contrôle le récit.

MW : Et c’est pourquoi je me retrouve à écrire des « histoires d’esprit », comme je les appelle, qui mettent souvent en scène des personnages secondaires, voire tertiaires. L’esprit – Grendel – est activement ressenti tout au long de l’histoire, mais il n’est pas vraiment sur le devant de la scène.

SE-G : Tandis que Christine est de toutes les scènes, et nous sommes témoins de tout ce qu’elle pense et ressent, étant donné votre parti pris narratif, symbolisé par les entrées de son journal.

MW : C’est un personnage tellement strict, tellement inflexible et en contrôle, que le fait d’avoir ainsi accès à ses pensées nous donne à voir sa vulnérabilité dans toute cette histoire.

SE-G : Est-ce qu’il vous a été difficile d’écrire à la première personne en observant un point de vue féminin ?

MW : J’ai pris ça comme un défi préliminaire. Souvent, je me crée quelques difficultés supplémentaires. « Tiens, est-ce que je pourrais faire ça ? » Chacun des arcs narratifs de GRENDEL a été déclenché par quelque chose qui m’est arrivé. À l’époque, je sortais avec une femme qui avait un enfant de deux ans, et j’ai assisté à ces pulsions protectrices irrépressibles, tout en gardant en même temps une certaine distance, puisque ce n’était pas mon enfant. C’est ça qui a donné naissance à l’histoire de Christine Spar, même si bien sûr le bébé de cette femme
ne s’est jamais fait enlever par un vampire. C’est là que débute la partie « comic book ».

SE-G : Parlons de ce vampire. Je trouve que c’est très intéressant, parce que ce type n’est pas un simple vampire : c’est un vampire kabuki. Et vu l’influence de la culture japonaise sur le monde en ce moment, je trouve que le moment est bien choisi pour revisiter cette histoire. D’où vous est venu l’élément kabuki de L’HÉRITAGE DU DIABLE ?

MW : À ce stade de ma carrière, et à ce stade de l’histoire des comics, les auteurs s’efforçaient d’expliquer les choix de costumes, et le look kabuki m’a en partie attiré parce qu’il faisait penser à un costume de super-héros. Du coup, on s’est permis de créer ce personnage magnifique qui ne porte ni gants en acier… ni collants. De plus, je voulais écrire une histoire de vampire, parce que je voulais rebondir sur le fait qu’Argent est un loup-garou. Je ne voulais pas d’un vampire européen, et je savais que le mythe du vampire existe partout dans le monde. Et ça m’a conduit au mythe asiatique.

SE-G : Cela offre des visuels vraiment angoissants, bien plus que l’éternel gentleman venu d’Europe.

MW : Oh, oui. Cette histoire de vampire couplée à la fureur de Christine permet d’obtenir un récit vraiment intense, avec un style de dessin très lascif. Le dessin évolue vraiment tout au long du récit et Christine devient de plus en plus épouvantable à mesure qu’elle progresse.
Même si elle a beaucoup de raffinement, elle devient positivement démoniaque. Elle commence à devenir Tujiro.

SE-G : Le dessin est très stylisé à la base, mais présente également beaucoup de subtilités. Les frères PANDER ont illustré cette saga, publiée à l’origine au milieu des années 1980. Qu’est-ce que vous pensez des dessins aujourd’hui, rétrospectivement ?

MW : Je suis vraiment content que nous ayons la possibilité de les recoloriser parce que, avec l’avènement des couleurs par ordinateur, les choses ont énormément changé. Quand je feuillette la série originelle, je la vois comme une sorte de « proto-Image ». Il y a tous ces personnages stylisés aux proportions impossibles, et tout déborde de tous les côtés dans les cases. Au final, on observe quelque chose de précurseur, au vu des thèmes qui prédominent aujourd’hui.

SE-G : Aux lecteurs qui n’auraient pas lu la série originelle, elle ressemble presque à un épisode de Deux Flics à Miami, rapport aux couleurs notamment – il y a beaucoup de rose vif et de bleu canard…

MW : (rires) En effet. Et maintenant, on peut rajouter toutes les fioritures qu’on veut grâce aux couleurs par ordinateur, dont on ne disposait pas à l’époque. Le côté raffiné de Christine le sera plus encore, et on peut donner aux yeux du vampire un éclat à la fois brillant et froid.

SE-G : Dans cette série, le dessin des PANDER est très anguleux, et il est agréable de le voir arrondi par une meilleure technique de colorisation. Les couleurs originelles, très plates, rendaient les traits encore plus saillants.

MW : C’est étrange de comparer cette série avec leurs travaux plus récents. Ce qu’ils font aujourd’hui est extrêmement organique. Leurs personnages ressemblent presque à des plantes en train de pousser.

SE-G : Comment était-ce de travailler avec Jacob et Arnold à l’époque ? Ils étaient si jeunes. Je crois qu’ils avaient autour de 18-20 ans quand ils ont commencé à travailler sur ce projet.

MW : C’était chouette. Ils faisaient toujours apparaître quelque chose d’inattendu au détour d’une case. Ils étaient tout jeunes, ils avaient des envies et cherchaient vraiment à exercer plus de contrôle sur la série, plus que ce que je voulais bien leur concéder (rires). Mais, en réaction, ils ont beaucoup innové. Ils étaient notamment très fiers de l’épisode neuf, dont le scénario est uniquement descriptif, presque sans dialogue. Il s’appuie énormément sur leur mise en page, parce que je n’ai même pas réalisé de découpage. J’ai juste écrit ce qui s’y passait, et je les
ai laissés trouver leur rythme. Ils ont vraiment pris la chose à cœur, et je pense que, de toute la série, cet épisode est celui qui est le plus caractéristique des frères PANDER.

SE-G : C’est là que tout part en vrille et que Christine se met vraiment à tourmenter ses victimes.

MW : (rires) C’est là qu’on réalise qu’elle ne reviendra jamais en arrière.
On a envie qu’elle le fasse, mais elle est allée trop loin. On aimerait qu’elle puisse expulser cette histoire de vengeance de son système et que tout finisse bien. Et soudain, si on pouvait avant s’appuyer sur la narration très cadencée de Christine, tout devient franchement frénétique.

SE-G : Et tout du long, le dessin est, dans le bon sens du terme, très « comic book ».

MW : Exactement. Je n’ai jamais eu honte de dire que j’écrivais des comics. J’essaie toujours de trouver une manière différente d’interpréter les choses, et d’enrichir mon travail en m’inspirant de sources extérieures. Mais jamais je n’en fais intervenir une au détriment de ce que j’aime dans les comics. En ce qui me concerne, « très comic book », c’est un joli compliment.

Texte initialement mise en ligne sur le blog de l’éditeur Dark Horse.
Reproduit avec l’aimable autorisation de Matt WAGNER.

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L’héritage de Hunter Rose s’est perpétué à travers la vie torturée de Stacy, la fille adoptive de Rose, pour véritablement s’épanouir avec la fille de Stacy : Christine Spar. Ravivant le règne de terreur du Grendel originel, Spar laisse libre-cours à l’entité meurtrière qui réclamera d’autres hôtes, tous plus puissants et plus malveillants les uns que les autres !

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