Je suis quelqu’un qui a pour spécialité le regret d’époques révolues (voir mon obsession vis-à-vis d’un David BOWIE première et moyenne périodes et Roxy Music), aussi je crois que nous avons intérêt à tout reprendre depuis le début. Le 14 décembre 1992, j’ai rencontré Neil GAIMAN. C’était mon premier jour au poste d’assistante de supervision de Karen BERGER, chez DC Comics. Vertigo, cette collection dont on parlait beaucoup et qu’on attendait, allait être lancée le mois suivant. Aucune pression, pas vrai ? À cette époque particulière de l’histoire de New York, Times Square grouillait de cinémas pornos et de touristes habillés grunge. J’allais passer les quelques années suivantes à travailler avec Neil, Karen et une armée de contributeurs talentueux sur les comics de la série SANDMAN. Neil était en bonne voie pour atteindre le statut de rock-star.

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Et pourtant, contre toute attente, il a traité la gothique aux grands yeux et aux cheveux corbeau que j’étais avec la plus grande gratitude et un total respect – du genre qu’on réserve en général à, eh bien, aux écrivains célèbres et aux rock-stars. Je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un de plus courtois, dans la bande dessinée ou ailleurs. Si moi, j’avais son statut de star, la vie serait insupportable pour nous trois – vous, moi et le monde dans son entier.

NOTE À MOI-MÊME : comment ne pas adorer quelqu’un qui vous décrit la première fois à ses fans dans le courrier des lecteurs de SANDMAN en vous appelant « Blanche-Neige » ?

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En achevant au numéro 75, en 1996, sa longue carrière couverte d’éloges, l’organisme vivant qu’on appelait le comic mensuel SANDMAN  fut mis en repos (à côté d’une petite bombonne d’oxygène) alors que la carrière littéraire de Neil prospérait. Certes, ses coups de fil quotidiens depuis des lieux étrangers et exotiques me manquaient, mais il nous restait encore nos garde-robes en noir et nos chansons de comédies musicales rétro. D’ailleurs, certains d’entre nous avaient besoin de grimper dans la proverbiale échelle sociale et de se tailler un point de vue éditorial personnel. Au début du xxie siècle, dans l’East Village à New York, l’Amérique corporatiste exterminait mes boutiques de disques chéries. Mais, en centre-ville, au QG de Vertigo, les nouvelles étaient bonnes. Pour célébrer le 10e anniversaire de Vertigo, en 2003, Neil allait revenir au monde capricieux de SANDMAN pour un nouveau recueil d’histoires courtes. J’ai eu l’honneur, c’est le moins qu’on puisse dire, d’être autorisée par Karen à co-superviser ce volume avec elle. Intitulé Sandman : Nuits d’Infinis, il mettait en vedette les sept frères et sœurs des Infinis, et chaque histoire, par son approche et son dessin, virerait radicalement par rapport à la précédente. Nous avions quelques années pour le concrétiser, mais nous savions toutes les deux qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Neil ne reviendrait à ses personnages chéris que si nous réussissions à lui fournir l’équipe de dessinateurs internationaux dont il rêvait – c’est-à-dire certains des plus somptueux illustrateurs qu’on puisse trouver sur la planète ou n’importe quelle autre. On aurait pu craindre qu’envoyer deux codirectrices sur une quête aussi ardue ne conduise à des chamailleries à perte de soufe. Au contraire [en français dans le texte]. Neil avait dressé une liste de vœux aux proportions dignes d’une supernova. Nous avons simplement décroché le téléphone et commencé à composer les numéros.

 


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INTERLUDE
Dans un effort de déconstruction générale, je propose ici un appendice inattendu : le contenu de mon bureau. J’ai forcé ici la chambre forte des raretés sur les Infinis qui ont réussi, on ne sait comment, à échapper à la déchiqueteuse entre 1998 et 2003, cette heure de gloire où je travaillais sur Nuits d’Infinis. Vous découvrirez également d’intéressants autres joyaux en rapport avec Sandman Midnight Theatre et Les Chasseurs de Rêves (x2). Trésors perdus, chefs-d’œuvre artistiques (comprenant des moyens de communication archaïques) et réflexions mémorables vous attendent. Paperassière ? Accumulatrice ? Assistante flemmarde que l’idée de rédiger des introductions rebute et qui se voit plutôt comme une conservatrice d’objets éphémères liés au comic book ? À vous de décider.

PIÈCES À CONVICTION A ET B : LE DÉSIR
Je me trompe peut-être, mais je pense que le dessinateur italien Milo MANARA était l’unique choix de Neil pour le Désir. Nous étions tellement surexcitées à l’idée de réunir Neil et un de ses héros artistiques légendaires que j’ai conservé sa confirmation par fax pour prouver que je ne falsifiais pas les documents. Quand les somptueuses peintures de M. MANARA sont arrivées, nous avons tous été soufflés – pas seulement par la pure beauté absolue de ses pages, mais aussi par l’humour léger qu’il apportait à l’histoire. Un des plus grands talents de Neil, comme narrateur, a toujours été son don inné pour tailler ses scénarios autour des principaux points forts de ses dessinateurs. Cela ne pourrait pas être plus clairement illustré que par l’histoire du Désir. Les originaux étaient peints sur du Bristol raide et immédiatement envoyés au scannage. Voici un tirage réduit que nous avons comparé aux dessins originaux afn d’obtenir la température de couleur et les valeurs de reproduction correctes. À la différence de la plupart des dessinateurs américains de comics, M. MANARA avait tracé lui-même les formes de ballons de dialogue afn d’établir sur la page l’équilibre graphique qu’il voulait. Nous étions certaines que, quoi qu’il arrive, le lettreur, Todd KLEIN, ferait tout le nécessaire pour caser la prose de Neil dans les dessins.

PIÈCE À CONVICTION C : LA MORT
Extrait de l’introduction de Neil dans SANDMAN : Nuits d’infinis au chapitre de P. Craig RUSSELL : « L’histoire de Craig est la première que j’ai écrite pour le présent volume. J’étais seul à Venise, la semaine après le 11 septembre 2001, le jour où les tours sont tombées, et je me suis retrouvé à méditer sur le temps et la mort. »

PIÈCE À CONVICTION D : LE RÊVE
Le Morphée élégant, songeur, du dessinateur espagnol Miguelanxo PRADO, manifestait un attrait élégiaque. Et ses crayonnés étaient si jolis et si nets que je voulais qu’ils soient imprimés un jour d’une façon ou d’une autre. Les autres croquis de personnages de PRADO m’ont tellement captivée que je n’ai pas pu résister à l’envie de les conserver pour une occasion spéciale. Vous pourrez les voir dans toute leur gloire dans la section Miscellannée du SANDMAN de ce volume, en même temps que le script original de Neil pour ce chapitre.

PIÈCE À CONVICTION E : LE DÉSESPOIR
Les cas extrêmes de désespoir de Barron STORREY sont un pinacle du chagrin. Neil a dit qu’il se félicitait de n’avoir écrit que 15 portraits pour Barron, au lieu des 25 dont ils avaient un jour discuté. Une note manuscrite qui accompagnait l’un des colis de Barron a été une découverte tout à fait charmante, dans un style désuet de communication.

PIÈCE À CONVICTION F : LE DÉLIRE
Si ma mémoire est vraiment bonne, je crois que c’est Bill SIENKIEWICZ qui a mené à terme la mission Infinis sur le quai du contrôle général. En d’autres mots, il a été le dernier à livrer la marchandise. Mais c’était certainement ma faute. Je connaissais ce dessinateur, drôle, toujours souriant, depuis plus longtemps que n’importe qui d’autre sur le projet. Malgré tout le plaisir que j’avais à arborer mon diadème d’amour vache, je ne pouvais jamais trouver la force de le houspiller. Ou peut-être était-ce parce que l’imagerie délirante et discordante de Bill et sa narration frénétique m’ont tourneboulée. Au bon sens du terme.

PIÈCE À CONVICTION G : LA DESTRUCTION
Lorsque le dessinateur britannique Glenn FABRY a peint sa carte de collection SANDMAN au début des années 90, il est très clairement apparu qu’il était à même de capter la forme et la force majestueuses de la Destruction. Et cette histoire courte l’a amplement prouvé.

PIÈCE À CONVICTION H : LE DESTIN
En théorie, on pourrait penser qu’assigner l’histoire du Destin au glaswégien Frank QUITELY était un contre-emploi. Voilà un dessinateur d’une modernité non conventionnelle qu’on connaissait pour ses super-héros hyper-cool et ses filles de joie brûlantes affublées de chaînes bling bling. Et on lui donnait à peindre un maigrichon infiniment vieux en robe brune qui baladait un bouquin géant au bout d’une chaîne. Dans l’exécution, c’était précisément le but recherché. Bien sûr, nous brûlions tous de voir ce qui arriverait si on donnait à Frank carte blanche sur toute la famille des Infinis, ce qui a eu pour résultat un étonnant portrait de famille sous forme de poster mis en vente, et reproduit dans son intégralité dans la section Miscellanée, également. Bien entendu, d’autres histoires formidables complètent ce volume Absolute. Par bonheur pour vous, j’ai mis à jour d’autres spécimens. Sandman Midnight Theatre présente la première rencontre entre les Sandmen, le vieux et le nouveau, et accueille la collaboration entre Neil et le fameux scénariste du Sandman Mystery Theatre, Matt WAGNER. Le jour, Wesley Dodds est un banal homme affaires à lunettes. La nuit, il revêt une gabardine et un masque à gaz et emploie un pistolet à gaz soporifique pour maintenir l’ordre dans les rues du New York des années 30. Face à lui, le SANDMAN des années 90 de Neil, dans sa tenue pré-emo, peau pâle, yeux soulignés au mascara et manteau noir. Quand les deux se rencontrent en Angleterre, on assiste à de très mystérieux événements. Cette étude du personnage du SANDMAN (pièce à conviction I) a été exécutée sur une carte à gratter noire aux alentours de 1998. C’était un cadeau de l’illustrateur de ce projet, le dessinateur danois Teddy KRISTIANSEN, un véritable Egon SCHIELE de notre temps. NOTE À TEDDY K. : Est-ce que je t’ai remercié ? Les Chasseurs de Rêves (pièce à conviction J) est la rencontre éclectique avec l’illustrateur japonais mondialement célèbre Yoshitaka AMANO, et l’histoire est racontée en prose avec des illustrations. Elle traite d’un pari entre un blaireau et une renarde qui met en jeu un moine, une version japonaise du Sandman, l’amour et d’autres complications. L’image présentée est un tirage limité, disponible en 1999 à la sortie de l’édition reliée. Les Chasseurs de Rêves est la réunion éclectique de Neil avec le dessinateur de comics mondialement célèbre P. Craig RUSSELL, et l’histoire est racontée sous forme séquentielle . Elle traite d’un pari entre un blaireau et une renarde qui met en jeu un moine, une version japonaise du Sandman, l’amour et d’autres complications. Non, ce que vous venez de lire n’est pas une faute de frappe et je ne perds pas la tête. C’est un exemple qui montre pourquoi une histoire superbe exige parfois de multiples interprétations, par les mots et les images. Vous allez vite voir ce que j’entends exactement par là.

POUR CONCLURE

J’ai appris une chose profonde quand j’ai lu l’introduction de Neil à l’édition reliée d’origine de Nuits d’Infinis. Quand on lui a demandé s’il pouvait raconter l’histoire de SANDMAN en vingt-cinq mots maximum, il a répondu : « Le Roi des Rêves apprend qu’on doit changer ou mourir, et prend sa décision. C’est la vérité, avec ses limites, bien qu’elle laisse pas mal de choses de côté. C’est toujours le cas, avec les introductions. »
NOTE À NEIL : Ne m’en parle pas.
NOTE À MOI-MÊME : Hé là, minute ! C’est mon introduction, ici. Donc, pour mon extro, j’aimerais citer quelques éléments capitaux sur SANDMAN en général et sur moi-même en particulier. À la toute fin des années 1980, Neil GAIMAN a été engagé pour ré-imaginer le personnage de DC appelé SANDMAN . J’ai rejoint les rangs de la compagnie bien après le milieu de la série mensuelle, alors que SANDMAN avait déjà abattu des barrières à la fois dans l’industrie du comic book et dans le vaste monde. Elle a remporté d’innombrables prix, dont le prestigieux World Fantasy Award et, plus de vingt ans plus tard, elle est toujours la référence littéraire principale de ce que peuvent être les comics et de ce qu’est devenue la culture populaire. J’adorerais mentir et dire : « J’étais là ! J’ai tout vu venir ! », mais comme vous le savez désormais, je suis honnête jusqu’à l’excès. Toutefois, je peux vous dire qu’il n’est rien de plus excitant que de se retrouver jetée dans la mêlée. J’espère que ce recueil extraordinaire mettant en valeur les histoires du SANDMAN créées dans le sillage de la série mensuelle vous trouvera exactement comme il m’a trouvée : absolument captivée et infiniment inspirée.
NOTE À MOI-MÊME : Félicite-toi déjà que la patronne supporte ce look légèrement plus vieux, plus vieux mais beaucoup plus sage, loquace, totalement horripilant, futuriste aux cheveux aile-de-corbeau. C’est bien ça, je parle de moi.

– SHELLY BOND 18,5 ans et des poussières

9 juin 2011 New York

SHELLY BOND A LONGTEMPS SECONDÉ KAREN BERGER, CRÉATRICE ET ÉDITRICE DU LABEL VERTIGO, ET FUT L’ÉDITRICE PRINCIPALE DE LA SÉRIE FABLES. DEPUIS 2012, ELLE REMPLACE SA MENTOR AU POSTE DE DIRECTRICE ÉDITORIALE ET A LANCÉ EN SEPTEMBRE 2015 PLUS D’UNE DIZAINE DE NOUVELLES SÉRIES.

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Morpheus, le seigneur des rêves, a été emprisonné en 1916, par un groupe occulte. Après avoir fomenté son évasion pendant presqu’un siècle, il réussit à s’échapper et se lance dans une quête pour redevenir le Maître des songes. Hantant les cauchemars et les désirs des hommes, il ira jusqu’en enfer retrouver son dû.

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