Jim Starlin, scénariste et dessinateur, revient sur une période noire gouvernement américain pour nous témoigner combien l’industrie du comics et la liberté d’expression ont pu se sentir en danger à de multiples reprises. Batman Le Culte est une cicatrice, une marque indélibile de cette période noire…

Quand j’étais enfant, Batman et Superman étaient les seuls super-héros dans le coin. Cela remonte aux temps préhistoriques … de la fin des années cinquante.
Bien sûr, il y avait d’autres personnages à super-pouvoirs qui se démenaient, comme Aquaman, Green Arrow et le Limier Martien, mais on ne pouvait les retrouver qu’au détour d’histoires de cinq pages perdues dans le sommaire de DETECTIVE COMICS, d’ADVENTURE COMICS ou de quelques autres bandes dessinées. Les seuls mecs qui avaient encore leur propre série, c’était le super-mec et le bat-mec. Ouais, d’accord, DC avait aussi une nana appelée Wonder Woman, mais sa série était destinée aux filles. Plutôt mourir que de me faire prendre à la lire. Donc ma découverte des exploits des redresseurs de tort en caleçons longs s’est faite dans le sillage de ces deux vétérans, les seuls survivants d’une race de héros qui pullulait dans les années quarante.

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Pour vous dire la vérité, dans mes jeunes années, je préférais Superman à Batman, un étrange aveu de la part d’un gars qui en est arrivé à livrer ce qu’il pense être son meilleur travail en écrivant pour notre ami à grandes oreilles. Ce n’est pas tant que les histoires de Superman publiées dans les années cinquante étaient moins simplistes et idiotes que celle de Batman. Au contraire, Superman semblait mieux taillé pour traverser la période d’indigence insipide qui lui était imposée. Comprenez bien, je n’étais qu’un gamin, mais je comprenais quand même que le portrait qu’on me faisait de la vie criminelle dans les histoires de Batman n’était pas à niveau. Mais j’ai continué à le lire. Que pouvais-je faire d’autre ? Quand on a besoin de sa dose de super-héros, un héros nul, c’est mieux que pas de héros du tout.

Ce que je ne savais pas à l’époque, c’est que, quelques années plus tôt, l’industrie de la bande dessinée avait été étripée par une série d’auditions devant une commission sénatoriale. Des groupes de croyants bien-pensants avaient fait pression afin que les représentants de notre gouvernement élu se lancent dans une chasse aux sorcières à l’encontre des créateurs de bandes dessinées. Cet exercice disproportionné du Premier Amendement se concentra bien entendu sur EC Comics, un éditeur passé grand maître dans le genre horrifique. Mais la profession entière fit les frais de ces auditions. Des maisons d’édition fermèrent boutique, des scénaristes et des dessinateurs respectés allèrent chercher du travail dans d’autres milieux, certains allant même jusqu’à jurer ne rien avoir à faire avec les illustrés pour la jeunesse.

Les rescapés parvinrent à survivre en fondant le Comics Code, une organisation d’auto-régulation dont le boulot consistait, et consiste encore à l’heure où je vous parle, à s’assurer que les lectures de la jeunesse américaine soient pures et sans tache.

Chez DC, la violence fut réduite à son strict minimum. Le sexe, qui n’avait pourtant été mentionné dans aucune de leurs productions que j’aie pu connaître, a été banni dans des terres lointaines. Attention à la manière de dessiner les fusées spatiales !

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Mais je grandissais, et quelque chose d’étrange a commencé à se produire. Quelque part au milieu des années soixante, Batman a commencé à mûrir. Ses histoires sont devenues plus intéressantes. Au fil des ans, la camisole de force qui contraignait le dessin a commencé à se relâcher. Cette croissance bienvenue est due aux talentueux scénaristes et dessinateurs qui, lentement mais subtilement, ont placé la barre plus haut, dans ces années de renaissance. Je vous le dis, c’était comme une bouffée d’air frais.

Les années soixante-dix sont arrivées, et je me suis retrouvé à mettre un pied dans la profession. Il y avait une nouvelle fournée de super-héros, et tout un troupeau d’aspirants auteurs qui migraient vers New York afin d’y raconter leurs histoires. Et dans ce tourbillon de folie, Batman demeurait l’un des meilleurs. Certes, il avait connu ses moments peu glorieux, mais on savait qu’il finirait toujours par retrouver la place qui lui revenait, au dessus du lot. Ce qu’il faisait toujours.

Les années quatre-vingts ont amené avec elles une version plus adulte de la bande dessinée. Le lectorat vieillissait et demandait à se mettre sous la dent quelque chose de plus consistant. Les scénaristes ont sauté sur l’occasion de donner de la profondeur aux personnages avec lesquels ils avaient grandi et dont ils dirigeaient désormais les destinées. De bonnes choses sont sorties de cette liberté nouvelle : la Créature des Marais d’Alan MOORE, le Daredevil et le Batman de Frank MILLER, le Superman de John BYRNE et bien d’autres encore.

Mais durant la même décennie, quelque chose d’autre a montré à nouveau son vilain museau. Les donneurs de leçons ont à nouveau déployé les bannières écarlates de la censure. Le procureur général des États-Unis a lancé une campagne de pression dans le but de purger le marché de la presse. Des télévangélistes « born-again » consacrèrent des émissions entières aux malheurs qu’apportent les bandes dessinées. Tipper GORE mena un mouvement contre l’industrie du disque. Et alors que pointent les années quatre-vingt-dix, les bons révérends WYLDMAN et Jesse HELMS tentent de vider le National Endowment for the Arts, ou fonds national pour les arts, de sa substance. Tout cela commence à vous sembler terriblement familier, n’est-ce pas ?

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Je n’ai pas pu m’empêcher d’injecter ce genre de tensions dans LE CULTE. Nous y retrouvons le Diacre Blackfire, qui se fait passer pour un meneur religieux, se dissimulant derrière sa droiture morale tout en visant des buts tout personnels. J’admets volontiers que ses visées et ses méthodes sont diablement plus extrêmes que celles des groupes qui font pression dans notre capitale, mais ils ont quelque chose en commun : ils ont mis Batman à genou.

Quand le couperet du Comics Code est tombé sur Batman, le Chevalier Noir s’est retrouvé privé de sa colère inflexible, obligé de devenir ce qu’il n’était pas : une figure paternelle souriante, pourchassant des extraterrestres dans une Gotham City arc-en-ciel. Il faudra des années avant que des auteurs déterminés ne ramènent le détective que nous aimons tous. Dans LE CULTE, cette soumission reste fictive, et Jason Todd met bien moins de temps à secourir Batman. Mais quand certaines parties élevèrent la voix, manifestant une inquiétude au sujet de la violence du récit, je ne pus m’empêcher d’éprouver un pincement de déjà-vu.

Ne vous y trompez pas. Je ne vis pas dans l’illusion que ce que nous faisons dans les bandes dessinées relève de la grande littérature. Nous ne produisons pas ULYSSE ou LE CONTE DE DEUX CITÉS. Ce que nous faisons, c’est du divertissement de masse. À l’occasion, quelque chose sort du tuyau qui remuera les méninges des lecteurs, mais ce n’est pas le but premier de l’industrie. Son but premier, c’est de divertir.

Mais divertissement ou grand art, qu’importe. La libre expression, de quelque nature qu’elle soit, est protégée par le Premier Amendement, alors rappelons-nous que nous devons nous battre afin de maintenir cette protection. Et n’allez pas croire une seule seconde que le croque-mitaine ne vous attend pas de l’autre côté de la porte.

Il y a des gens qui ne veulent pas que vous lisiez des histoires comme celle que vous tenez entre les mains. Trop de morts. Trop de violence. Trop d’horreur. Ils forment des comités contre les histoires de ce genre. Ils votent des lois interdisant leur commercialisation. Ils brûlent des livres comme celui-ci.

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L’idée, c’est de revenir à des temps plus simples où les terribles et véritables problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui n’existaient pas… ou en tout cas étaient balayés sous le tapis, où ils devaient rester. Les censeurs pensent qu’en interdisant certains livres, ils atteindront leur but. Tuez le messager, et vous pourrez faire entendre le message que vous voulez. Voilà qui leur semble logique.

À vous de voir. Le choix est simple, vraiment : vous pouvez accepter que l’on manipule l’opinion publique, et lire ce que l’époque considère comme acceptable. Ou bien vous pouvez vous redresser et leur dire de ne pas mettre leurs sales pattes sur les droits que vous donne le Premier Amendement.

Mais quel que soit votre choix, rappelez-vous une chose : aujourd’hui, on censurera un groupe de rap, une histoire d’horreur ou une bande dessinée. Demain, ce sera peut-être d’un roman de James JOYCE ou de D. H. LAWRENCE qu’ils parleront, quand ils crieront « brûlez ce livre ! ».

Jim STARLIN
novembre 1990

 

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Découvrir Batman Le Culte

Lorsque le Diacre Blackfire arrive à Gotham, il entraîne avec lui une armée de sans abri destinée à combattre le crime… mais son but est en réalité bien plus sinistre. Confronté à cette nouvelle menace, Batman se verra à son tour prisonnier de ce culte machiavélique.

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