Il respire. Il rêve. Et, la nuit, sous un brouillard bas, il se fraye un chemin dans l’ombre avec ses yeux rouges et son âme funèbre. Le marais a un esprit, et il marche sur deux jambes. Un monstre qui était autrefois un homme…
C’est bien connu, un héros populaire connait plusieurs naissances. Il ne change pas seulement de look ou d’attitude pour suivre les modes et séduire les générations successives du public. Il naît littéralement plusieurs fois : « l’origine », « le premier épisode », ces termes ésotériques signifiant tout simplement sa venue au monde, apparaissent paradoxalement plusieurs fois sur la frise chronologique de son existence. À ce titre, le héros populaire est comme l’arbre qui renaît à chaque printemps.
La métaphore sied particulièrement à Swamp Thing, historiette de 8 pages réalisée par Len Wein & Bernie Wrightson dans la revue anthologique House of Secrets (1971). Rien ne laisse alors présager que la mésaventure d’Alex Olsen, réincarné en monstre végétal dans la Louisiane du XIXe siècle, puisse servir de base à un feuilleton. Or, un an plus tard à peine, le sujet est adapté à l’époque contemporaine. Le héros de la série Swamp Thing est désormais Alec Holland. Bien des lecteurs, ignorant tout du récit auto-conclusif original, prennent alors ce nouveau départ pour la première apparition de la Créature du Marais.
Alec Holland était un scientifique idéaliste qui synthétisait un produit chimique top secret dans son laboratoire caché dans les marais. Mais après l’explosion d’une bombe dans son bureau, le jeune scientifique est assassiné. C’est du moins ce qu’il semble. Car à sa place se dresse le Swamp Thing, une créature végétale qui a absorbé les souvenirs, la personnalité et la douleur d’Alec Holland.
Le monstrueux Swamp Thing peut contrôler chaque iota de vie végétale sur cette planète, du champignon aux forêts de chênes géants. D’une force surhumaine et grotesque, il peut faire pousser lui-même une panoplie de corps titanesques à partir de la plus petite pousse de verdure. Incarnation vivante de la puissance et de la terreur de notre environnement, le Swamp Thing protège à la fois l’humanité et l’environnement, généralement l’un contre l’autre.
Son origine qui revient cycliquement, comme un refrain, auquel Alan Moore, avant de devenir une superstar des comics, apporte une variation mémorable dans Saga of the Swamp Thing #21 (1984). Jusque-là, Swamp Thing est une « série à quête » : comme Le Fugitif traquant l’assassin de sa femme, Alec Holland cherche un remède à sa condition de monstre. Si l’objectif est atteint, l’aventure s’achève ou périclite sous une forme bancale. Si la quête s’éternise, le public se lasse d’une promesse jamais réalisée. Moore fait fi de cet inatteignable horizon en dévoilant rétroactivement que « Swampy » ne redeviendra jamais Alec Holland… parce qu’il ne l’a jamais été. Ce n’est qu’une plante, mutée par le sérum du savant défunt, dont elle a inconsciemment imité la physiologie et la personnalité avant son trépas.
Délivré du carcan de la formule feuilletonesque, Swamp Thing se révèle être un esprit forestier, connecté à « La Sève », réseau mystique qui englobe la végétation de tout l’univers. Ses ennemis peuvent bien le hacher menu : il renaît dans l’ortie entre les dalles d’un trottoir parisien, la tranche de tomate d’un bagel new-yorkais, la noix de coco fendue sur une route d’Abidjan… ou même un bouquet aux couleurs improbables, dans un autre système solaire. Habités par lui, le lierre fend le marbre, les pommes de pin se font missiles, les troncs d’arbres séculaires tressent un corps gargantuesque. Même Gotham, fief de Batman, ne lui résiste pas. Enfin, il se multiplie : Moore convoque Alex Olsen, le prototype de Wein & Wrightson, et en fait le prédécesseur factuel d’Alec Holland. Les Créatures du Marais sont légion, ont toujours été, et leur nom est « Parlement des Arbres ».
Le monstre de foire devient alors le vecteur de questions d’ordinaire associées à Superman, le super-héros archétypal : pourquoi son pouvoir absolu ne le corrompt-il pas absolument ? Inversement, s’il est tout-puissant, pourquoi ne sauve-t-il pas le monde de la guerre et de la famine ? Sa clémence s’explique par l’amour que lui porte Abigail Arcane (une « fiancée du monstre » qui, pour une fois, n’est pas aveugle, comme les dulcinées de la Chose ou Toxic Avenger !). Et c’est la nature placide de la « Sève » qui éteint en lui toute pulsion interventionniste à grande échelle.
C’est ensuite le tour de Scott Snyder d’orchestrer un nouveau départ pour Swamp Thing. Le contexte s’y prête : le crossover Brightest Day et son complément The Search for Swamp Thing ont ressuscité Alec Holland, dont la mort était pourtant le socle de la modernisation du personnage. Mais Snyder ne se contente pas d’un simple retour aux sources. Iconoclaste, il fait voler en éclats le cliché baba cool d’un règne végétal fondamentalement bienveillant. La « Sève » est ici une force violente et aveugle, un tsunami de verdure. C’est l’Homme et sa conscience du mal qui lui apporte sa modération. L’homme, Alec Holland, que l’on retrouve désormais en chair et en os sous l’écorce du monstre, avec ses faiblesses, ses limites, et surtout la mortalité qui manquait à son double, divinité sylvestre peut-être trop distante. Comme Moore avant lui, Snyder bouleverse le statu quo. Jusqu’au prochain printemps.
Habituellement solitaire, la Créature sort cette fois de son marais pour faire équipe avec certains des plus grands héros de l’univers DC tels que Wonder Woman, Zatanna ou Docteur Fate, sous la plume du scénariste James TYNION IV bientôt remplacé par… Ram V !
En 2021, Ram V, jeune auteur déjà à l’aise dans les genres horrifique et fantastique (comme il l’a notamment prouvé dans le récit These Savage Shores) s’empare du personnage avec le dessinateur Mike PERKINS et imagine à l’occasion du crossover FUTURE STATE ce que l’avenir réserve à la Créature, dont on ignore cette fois l’identité humaine.
Fort du succès de cette série, Ram V et Mike PERKINS s’emparent à nouveau du personnage et confient le rôle d’avatar de la Sève non pas à Alec Holland, mais à un nouveau personnage : Levi Kamei, un scientifique indien travaillant pour Prescot Industries.
Ne parvenant pas à comprendre ou à maîtriser sa transformation, Levi devra lutter pour découvrir de quoi les monstres sont vraiment faits…

Swamp Thing Infinite tome 1
Lors d’un voyage en Inde, le pays qui l’a vu naître, Levi Kamei s’est mystérieusement vu lié à la Sève, devenant ainsi la nouvelle incarnation de Swamp Thing. Incapable de contrôler son effroyable transformation, Levi est propulsé sur la piste d’une entité surnaturelle errant dans le désert de l’Arizona, laissant plusieurs corps mutilés sur son passage. Pour contrer cet ennemi impitoyable, il n’a guère d’autre choix que de partir en quête de son passé et de son intime connexion avec la Sève pour découvrir sa véritable nature, aussi horrible soit-elle.