En 2015, on m’a confié une nouvelle série régulière, Old Man Logan, chez Marvel. Si j’ai accepté, c’est en premier  lieu pour avoir la chance de travailler à nouveau avec Andrea SORRENTINO. Andrea et moi avions achevé un cycle sur GREEN ARROW chez DC Comics deux ans plus tôt et, depuis, j’avais hâte de refaire équipe avec lui.

Il arrive, comme ça, que vous vous retrouviez associé à un dessinateur qui vous correspond parfaitement. C’était le cas avec Andrea quand nous sommes devenus l’équipe créative sur GREEN ARROW. Notre style et notre narration correspondaient parfaitement l’un à l’autre, et je pense que cette collaboration a même fait de nous de meilleurs auteurs. Deux ans plus tard, nous voilà à nouveau réunis chez Marvel pour la série Old Man Logan.

Nous avons adoré travailler sur Logan, mais, depuis le début, Andrea et moi avions un plan secret. Nous avions commencé à échanger des mails pour discuter de ce que nous ferions ensuite, et nous sommes mis d’accord sur le fait que, même s’il avait été génial de plancher sur des personnages comme Green Arrow et Wolverine, nous avions aussi envie de travailler sur quelque chose nous appartenant. Et nous avons parlé de faire une série chez Image. Cette série, c’est GIDEON FALLS.

Mais la vérité, c’est que l’origine de GIDEON FALLS remonte à bien avant 2015. En fait, cette histoire et ces personnages m’habitent depuis plus de vingt ans.
Remontons encore plus loin. Nous sommes en 1996. J’ai 20 ans et je viens de quitter ma petite ville de l’Essex County, dans l’Ontario, pour la grande ville de Toronto, afin d’étudier le cinéma à la Ryerson University. Comme je l’ai dit, je venais d’une petite ville de campagne (assez similaire à Gideon Falls) ; et je me retrouve du jour au lendemain dans la plus grande ville du Canada. Le choc culturel est assez brutal, mais j’en savoure chaque minute. Lors de ma seconde année, on nous demande de réaliser un court-métrage dont le sujet est totalement libre. Ce n’est pas un simple exercice technique.

Dans mon esprit romantique de jeune homme de 20 ans, je vois cela comme une chance de raconter une histoire à ma manière. C’est l’opportunité de me servir de mon amour de la BD et du cinéma et de le retranscrire dans un film de cinq minutes qui me définira en tant qu’artiste. Restait à trouver une idée…

Alors, je me promène dans le centre-ville avec mon bloc à dessin, l’air pensif, comme on l’attend d’un étudiant en cinéma de 20 ans en 1996. Lentement, un personnage commence à prendre forme dans mon esprit et sur les pages de mon carnet à dessin. La ville est sale. Ou du moins, pour un gamin qui a grandi dans une ferme, elle paraît sale. Il y a des ordures partout. Et progressivement me vient l’idée d’un homme avec des gants en caoutchouc et un étrange masque qui fouille dans les ruelles et les bennes à ordures, convaincu de pouvoir trouver des indices sur un complot que lui seul peut dévoiler au grand jour. Et c’est ainsi que naît Norton Sinclair.

J’écris un script où Norton collecte des échantillons d’ordures et les étudie dans son appartement/labo. Avec l’aide de mes amis, je tourne le film en 16mm, en noir & blanc. C’est mon pote Alex GRUNWALD qui joue Norton. Le film compte aussi mes premières tentatives grossières d’animation image par image quand cette première version de Norton découvre une forme de vie extraterrestre au microscope après avoir découpé un mégot de cigarette. Aussi idiot qu’il puisse être, ce premier essai représente les premières étapes de la découverte de ma voix en tant qu’auteur. Et je n’en avais pas fini avec Norton Sinclair.

Trois ans plus tard, je suis en dernière année, et je ne suis pas du tout emballé à l’idée d’obtenir mon diplôme et de tenter de faire carrière au cinéma. Je veux raconter des histoires, et, ce qui m’attend, ce sont des années à bosser comme perchiste sur des tournages et peut-être réussir à faire mon trou jusqu’au poste de chef-opérateur. Il n’y a rien de mal à cela, mais ce n’est pas ce dont j’ai envie. Ce que je veux, c’est raconter des histoires. Mes histoires. Et je sais que ma personnalité introvertie ne m’aidera pas à devenir un grand réalisateur.

Heureusement, à cette période, je reprends goût au dessin. J’ai toujours dessiné, et les comics sont ma passion depuis que j’ai 5 ans, mais, aux alentours de la vingtaine, j’ai arrêté d’en lire. Et puis, en 1999, je tombe sur The Beguiling, un fantastique magasin de comics à Toronto, et je découvre Heavy Liquid de Paul POPE. Je suis totalement bluffé par le style et l’énergie de Paul. Et cela me donne envie de me remettre au dessin. Alors, je dessine. Je commence à remplir carnet sur carnet, et, sur de nombreuses pages, on retrouve Norton Sinclair et son univers.

Alors, pendant ma dernière année d’école de cinéma, je décide de ne quasiment plus aller en cours et, à la place, je reste à la maison à dessiner toute la journée. Et, dès que je finis le cursus, je me fais embaucher dans un restaurant. Je travaille la nuit et je dessine toute la journée. La BD sur laquelle je travaille est un gros roman graphique de trois cents pages que j’appelle Soft Malleable Underbelly.

Cette histoire épique inachevée incorpore Norton Sinclair et un autre protagoniste appelé Fred. Le Fred de cette vieille histoire n’est pas le même que le père Fred de GIDEON FALLS que vous venez de découvrir. Celui-là était un ouvrier d’usine d’un certain âge hanté par des agents démoniaques et dont le corps commençait à pourrir (d’accord… j’étais bien morose à cette période, je l’admets !). En tout cas, cette version primitive de ce qui allait devenir GIDEON FALLS compte déjà une narration double Norton/Fred. Je ne l’ai jamais finie. J’apprenais encore à dessiner, et, lors de ces années d’apprentissage, mon style changeait si vite que, dès que j’avais terminé cinquante ou cent pages de mon magnum opus, je voyais bien que les premières pages n’avaient rien à voir avec les premières. Alors, j’étais obligé de recommencer depuis le début. Je l’ai fait trois fois, je crois, dessiner la même histoire encore et encore, sans jamais la terminer.

Finalement, trois ans plus tard, j’en étais totalement dégoûté. J’en avais plus qu’assez de Fred et Norton et des conspirations dans les poubelles. Alors, j’ai mis toutes les planches dans une boîte (que j’ai toujours ici, dans mon atelier), et je suis passé à autre chose.
À cette époque, je louais mon premier atelier en dehors de mon appartement. C’était une petite pièce poussiéreuse à Kensington Market que je partageais avec un musicien et peintre qui s’appelait André ETHIER. André était génial, et il m’a encouragé à essayer de réaliser des histoires plus courtes. Alors, c’est ce que j’ai fait. Ce qui était judicieux. Je pouvais commencer et finir un projet et laisser mon style évoluer en passant de l’un à l’autre, au lieu de m’échiner à terminer un récit de trois cents pages. Je dessinais toute la journée dans ce petit atelier, au son du jazz qui résonnait du café cubain du rez-de-chaussée. Ensuite, j’allais en vélo au restaurant où je travaillais toute la nuit en cuisine.

En 2003, je décide enfin de m’autoéditer, et je rassemble une collection de ces histoires courtes et y ajoute un chapitre de l’histoire de Norton du roman graphique avorté Soft Malleable Underbelly. Au photocopieur local, je fais trois cents copies de ce comic book autoédité que j’appelle Ashtray. Je garde de très bons souvenirs de cette époque. Je me souviens clairement avoir sérigraphié 300 couvertures moi-même avec ma future femme dans notre appartement, avant de les étaler dans la cour pour qu’elles sèchent.
J’ai fait le tour de tous les magasins de comics et des librairies de Toronto avec mes Ashtray nº 1, et je les ai mis en dépôt. Je me souviens que The Silver Snail à Toronto a été l’un des premiers à accepter Ashtray et à le vendre. J’ai réalisé un second numéro (celui-là, seulement tiré à cent exemplaires et sans chapitre avec Norton ou Fred), avant de passer à autre chose. Finalement, j’ai fait Lost Dogs, le premier roman graphique que j’aie réussi à terminer. Grâce à lui, j’ai gagné un Xeric Grant (NdT : bourse remise aux auteurs autoédités) et autoédité pas moins de 700 copies. Après, je me suis mis sur Essex County, et le reste appartient à l’histoire.

Lors des dix ans qui ont suivi, j’ai enchaîné sur SWEET TOOTH, chez Vertigo, et j’ai commencé à écrire des histoires de super-héros pour DC et Marvel, avant de revenir là où cette postface commence : discuter avec SORRENTINO de l’idée de cocréer une série personnelle chez Image.
Je savais qu’Andrea voulait une histoire sombre et psychologiquement complexe. Et c’est là que Norton a refait surface. Je n’avais pas pensé à lui depuis des années, mais je me suis demandé s’il y avait encore un peu de vie dans ces vieilles idées. Une année plus tôt, j’avais aussi travaillé sur une histoire appelée Holy Man qui parlait d’un prêtre appelé Fred se rendant dans une petite ville pour enquêter sur un meurtre surnaturel. Holy Man n’a jamais mené nulle part, mais j’ai commencé à mélanger des éléments de l’histoire de Norton avec des éléments d’Holy Man. Ça commençait à prendre forme de manière très étrange et excitante. Il arrive qu’une histoire se doive d’exister et qu’elle s’écrive toute seule. C’est ce qui s’est passé. Dès que j’ai combiné ces deux vieilles ébauches disparates, elles ont commencé à prendre vie et à devenir GIDEON FALLS.

Quand je lui ai pitché, Andrea a adoré l’idée. Il a aussitôt commencé à dessiner quelques croquis. Le seul problème, c’est que nous étions encore sous contrat chez Marvel et travaillions sur Old Man Logan. Il nous fallait attendre avant de réellement pouvoir nous plonger dans GIDEON FALLS. Mais nous étions tous les deux excités et surmotivés. Nous avons attendu et lentement développé notre histoire pendant deux ans. Et nous y sommes enfin… avec le volume que vous tenez entre les mains.

Pour votre information, nous avons planifié toute l’histoire de GIDEON FALLS. Je ne suis pas certain du nombre de numéros que comptera la série (cela dépendra en partie de la réaction des lecteurs aux premiers), mais nous savons où nous allons. C’est aussi étrange que sombre et mystérieux, mais nous adorons nous plonger dans ce monde. Pour moi, cette série représente le point culminant d’années d’efforts et de travail. Je vis avec Norton depuis plus de vingt ans, et, comme lui, j’étais assez perturbé quand j’ai commencé cette histoire. Je souffrais de dépression sévère et d’anxiété et j’étais terrifié à l’idée que toutes ces heures passées à ma table à dessin ne me mènent à rien. Mais, comme Norton, j’ai trouvé le salut dans mon travail. En dessinant et en racontant des histoires, j’ai canalisé pas mal d’éléments pour en extraire quelque chose de meilleur.

J’ai fini par me faire aider et par apprendre à être heureux et bien dans ma peau. Mais il y aura toujours un peu de Norton en moi. Je pense qu’il est important de le garder à mes côtés. Il a encore beaucoup à me dire et à m’apprendre. Norton perçoit des choses dans le noir que personne d’autre ne peut (sauf peut-être le Père Fred ?) voir, et, si vous écoutez attentivement, je pense qu’il pourrait avoir également quelques secrets à partager avec vous.
Je n’aurai qu’un seul conseil à vous donner… si vous voyez apparaître une vieille grange lugubre au milieu de la nuit : N’y entrez pas. Ou, du moins, pas seul.

Par chance, avec Andrea, j’ai trouvé le partenaire parfait pour explorer à mes côtés cette vieille grange, et nous  espérons que vous nous accompagnerez. Il fera noir et ce sera effrayant, mais nous pensons que le jeu en vaut la chandelle.

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Gideon Falls Intégrale tome 1

Norton Sinclair est un jeune homme perturbé, marginal et légèrement paranoïaque.

Persuadé que les déchets des citadins renferment les clés d’une conspiration d’envergure, il accumule, classe et livre ses conclusions hallucinées au sujet d’une grange noire au docteur Xu, la psychiatre qui le suit depuis sa sortie de l’hôpital. Ailleurs, dans la petite bourgade de Gideon Falls, le père Fred prend contact avec la nouvelle communauté dont il a désormais la charge après la disparition subite du précédent prêtre. Au cours de sa première nuit sur place, une sinistre grange noire vient ponctuer une série d’événements pour le moins dérangeants…

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