Avec ces lignes, au bout de quelque cinquante strophes de sa fantaisie épique et sentimentale Une romance féerique, Charlton SENNET, poète de la Nouvelle-Angleterre (1751-1803), mentionne pour la première fois un personnage devenu depuis un mystère fascinant de la littérature.

“Soudain, dans la clairière, sublime apparition,
Un défilé glorieux, fruit de l’imaginaire,
Des fées, des farfadets, d’autres êtres sans nom,
Dont les battements d’ailes faisaient rayonner l’air.
La reine vint en premier, quatre nymphes en arrière,
Chacune d’une rare beauté, chacune dans l’attente,
Jenny-des-Bois et Lin, et aussi Primevère,
Et puis Promethea, aux tresses envoûtantes.”

Promethea, une servante “aux mouvements lyriques mais pourtant si fragile”, apparaît comme l’une des quatre suivantes de Titania, la reine des fées (directement empruntée au Songe d’une nuit d’été, car SENNET imaginait à l’origine son poème comme un hommage à cette œuvre) ; mais une dizaine de strophes plus tard, elle semble avoir complètement pris possession à la fois du poème et de l’imagination de son auteur.
Ce qui commence comme une idylle avec Titania et son entourage féerique, dans une région arcadienne du monde naturel, devient vite un long narratif détaillant la romance intense et (pour l’époque) passionnée entre la nymphe Promethea et “un berger mortel aux yeux grands comme la lune”, dont on peut imaginer que la nature poétique cache une description extrêmement flatteuse de Charlton SENNET par lui-même.
Si l’on se fie aux rares portraits qui existent, SENNET était un homme plutôt déplaisant, que sa femme avait brutalement quitté après avoir appris qu’il avait séduit une servante simple d’esprit à leur service. L’histoire devient ensuite plus sombre et sordide, même si rien de factuel n’a pu être prouvé. SENNET semble avoir plongé dans une profonde dépression, qui s’acheva par sa mort – son foie lâcha alors qu’il n’avait que cinquante-deux ans. Nous sommes loin du jeune berger poète sensible et amoureux décrit dans son poème. On ne peut pourtant chasser le sentiment que l’innocence féroce du personnage principal, désespérément amoureux d’un être immortel au Pays des Fées, était celle que SENNET aurait souhaité avoir. Son poème, trop long et manquant souvent de rythme, peut presque être vu comme un fantasme sexuel, idyllique et interminable, dans lequel il cherchait refuge, loin des épisodes amers de la vie réelle. Savoir que, dans les premières années du XXe siècle, SENNET et son œuvre étaient parfaitement inconnus fait de l’incarnation suivante de Promethea un véritable mystère de la littérature moderne.

En 1901, dans la section en couleurs de l’édition du dimanche du New York Clarion par William Randolph HEARST, on trouve un comic strip à la fois écrit et dessiné par Margaret Taylor CASE, une longue série qui ne s’arrêtera qu’à la retraite de CASE, en 1920. La Petite Margie au Pays de la Magie Mystérieuse est une fantaisie parfois sirupeuse mais, le plus souvent, authentiquement charmante et inventive mettant en scène une petite fille appelée Margie qui vit d’étranges aventures dans le rêve éveillé de son imagination, le Pays de la Magie Mystérieuse du titre. Elle y rencontre des fées, des centaures, d’anciens dieux et des personnages du folklore, comme dans la mémorable histoire à épisodes qui décrit la fillette aidant à renverser un Jack devenu tyrannique après avoir conquis le royaume du Haricot magique, précédemment habité par des géants. Certaines séquences, dont celle qui montre Margie piégée dans le panier à couture d’une géante, entourée de boules de laine monstrueuses, révèlent le talent de Margaret CASE pour évoquer une atmosphère onirique en jouant avec la taille des objets. Son comic strip est devenu une petite légende dans le domaine, encore étudiée aujourd’hui par les aficionados. CASE prétend que la Petite Margie est en fait l’incarnation de Margaret enfant, et que les curieuses aventures de la jeune fille (dans des régions du Pays de la Magie Mystérieuse aux noms évocateurs, comme les Splendides Sables du Dodo ou le Jardin fumant du Chien-Ver) ne sont rien d’autre que ses rêveries d’enfance, transposées verbatim en comic strip.
Si c’est bien le cas, il semble que Margaret Taylor CASE ne connaissait pas la Promethea de Charlton SENNET quand elle introduisit un personnage du même nom et d’une nature très similaire au corpus de ses personnages fin 1903. Perdue dans les Buissons ricanants du Baron Gantdefeu, Margie est secourue par un groupe de personnages qui demeureront ses compagnons quasiment tout le reste de l’existence du journal. Parmi eux, une princesse discrète et souvent  maternelle, Promethea, et un regrettable personnage comique appelé Chinetoque le Lutin chinois. Chinetoque, une caricature grotesque et démoniaque — notons la natte et les répliques incompréhensibles (“Mou fou bou !”) —, quoique clairement offensante pour un public contemporain, ne déparait pas avec les codes de l’époque, où les minorités raciales étaient souvent réduites au rang de bouffons ridicules. Chinetoque n’a de fait jamais développé de personnalité pendant son long séjour sur la BD.

On ne peut en dire autant de Promethea. Telle que CASE l’a décrit, Promethea apparaît comme une figure courageuse et pleine de compassion, au point qu’elle semble parfois afficher un air mélancolique. Lors de ses premières apparitions, elle explique patiemment à la Petite Margie qu’elle a elle-même perdu une fille et qu’elle ressent par conséquent une grande affection pour elle. Il y a même une séquence, étrangement décalée et dont on ne parlera plus jamais dans les épisodes suivants, où Promethea se met en colère à cause des fréquents retours de la Petite Margie dans sa famille naturelle au sein du monde réel : “Tu ne crois pas que j’aimerais venir avec toi, de temps à autre ? Moi aussi, j’ai eu un père, quand j’étais une vraie petite fille !” Cet éclat intempestif n’est jamais expliqué, mais il sert à indiquer le niveau de complexité que CASE pouvait donner à un personnage secondaire n’ayant qu’un rôle mineur à jouer. La fin de carrière de Promethea, quelques mois avant que CASE ne choisisse la retraite, en mai 1920, est tout aussi frappante et mystérieuse. Annonçant qu’elle est “fatiguée des gens et de leur morale guerrière”, elle dit adieu à Margie et part avec Chinetoque pour un voyage dont elle dit qu’il la conduira à son propre royaume. On ne précisera pas de quel royaume il s’agit, et sa déclaration ne sera jamais clairement expliquée, alors que pas une seule fois au cours des dix-sept ans de carrière de la Petite Margie, elle n’aura vu aucun champ de bataille et, à part Margie elle-même, très peu de ce qu’on pourrait raisonnablement appeler des gens. Une grande partie de la vie, de l’imagination et de l’enthousiasme insufflés par CASE dans son travail semble disparaître avec Promethea. S’ensuivront six mois d’histoires pâlottes et décevantes avant que la dessinatrice, sentant que la magie a disparu, ne dépose son crayon pour vivre une retraite agréable et tranquille.

La piste de Promethea se refroidit quelques années, jusqu’à l’explosion du style pulp dans les années 1920, lorsque l’on retrouve un personnage portant ce nom et quelques traits communs dans une série. Une fois de plus, il semble que les créateurs qui imaginent l’incarnation suivante de Promethea le fassent sans connaître Charlton SENNET ou le personnage secondaire de La Petite Margie, même si, pour cette dernière, cela reste difficile à prouver. Cette Promethea est l’héroïne d’une série intermittente de courtes nouvelles fantastiques parues dans le célèbre magazine pulp Astonishing Stories, à partir du numéro publié en février 1924. Si l’on met de côté son nom et certains détails de sa physionomie, cette Promethea est bien différente de celles qui l’ont précédée : c’est une reine guerrière féroce et passionnée se battant constamment pour protéger son royaume caché d’Hy Brasil,  attaqué par des envahisseurs diaboliques et monstrueux, tous originaires des territoires démoniaques au-delà des frontières du royaume. Dans la première histoire publiée, La Reine guerrière d’Hy Brasil, nous découvrons la fringante Promethea alors qu’elle gravit les échelons, de soldat à souveraine du vaste et majestueux domaine. Écrite (comme toutes les histoires de Promethea qui ont suivi) par Marto NEPTURA, l’aventure décrit Promethea comme une femme sensuelle ayant eu bien des amants par le passé, férocement douée avec les épées et les haches. “Marto Neptura” est aussi fictif que Promethea elle-même puisqu’il s’agit d’un pseudonyme inventé sous lequel ont oeuvré un grand nombre de mauvais auteurs anonymes, qui ont fourni (cela doit être dit) des descriptifs souvent peu inspirés et peu inspirants, clichés de la “fantaisie piquante”. Ce qui suit est un exemple tiré de Promethea et les Mâligators, la huitième histoire de la série : “Les rigoles de sang sur ses bras bronzés étaient des rubans écarlates, illuminés par les rayons du soleil, saccadés et espacés. Les seins fermes de la reine bien-aimée d’Hy Brasil se soulevèrent, poussant son reptilien ennemi de plus en plus près du fossé. Les terrifiantes mâchoires de la créature claquaient de plus en plus près de son visage jusqu’à ce que, les muscles de ses longues jambes nues bandés, elle jette la créature alligator dans l’abysse.”

Si les histoires de Promethea dans Astonishing ont toujours leur public et ont même valeur de collection, cela n’a rien à voir avec le mérite littéraire des récits. Il est intéressant d’observer que comme le poète SENNET, l’auteur sans nom des Mâligators décrit la peau de Promethea comme bronzée. En vérité, la popularité persistante de la Promethea de Marto NEPTURA n’a rien à voir avec le mythique M. NEPTURA,  et tout à voir avec la légendaire Grace BRANNAGH, illustratrice des couvertures de pulp au style souvent comparé à celui de la quasi contemporaine Margaret BRUNDAGE, qui fournira des couvertures peintes pour cinquante numéros d’Astonishing, dont les quinze où l’histoire principale est une nouvelle inédite de Promethea, créant un lien durable, dans l’esprit du lecteur, entre la dessinatrice et l’héroïne. Ça n’est pas une surprise si quasiment tous les articles écrits depuis sur Promethea version pulp se concentrent sur la contribution de Grace BRANNAGH, ignorant quasiment les histoires en elles-mêmes et leur contenu.
La Promethea de BRANNAGH cache certains éléments surprenants sous le vernis du pulp. Les lumineuses illustrations de couverture, décrivant le continent d’Hy Brasil, montrent un monde surréaliste et étrange, où les formations rocheuses, mouvantes comme des nuages, sont surplombées par un ciel d’émeraude qui ne pourrait jamais exister dans notre monde, malgré tous les efforts de la narration pour insister sur le fait que le continent d’Hy Brasil fait vraiment partie du passé lointain de la Terre. Il se trouve qu’Hy Brasil a bien été considéré comme réel et qu’on le trouve sur certaines cartes de navigation d’il y a quelques centaines d’années. De bien des façons, il pourrait s’agir du paradis ou du Pays des Fées.

La mythologie celtique donne à Hy Brasil le nom de Tír na nÓg, le Royaume des Fées. Curieusement, cela nous ramène à la vision de SENNET, pour qui Promethea venait d’un royaume de fées et de folklore. En 1938, les éditeurs d’Astonishing Stories sont débauchés par un groupe appelé Apex Magazines, qui publie surtout des comic books. Ils passent au peigne fin l’éventail de personnages d’Astonishing susceptibles de faire la transition, et seule Promethea semble avoir du potentiel. C’est donc en 1941 que la quatrième incarnation du personnage s’élance dans le Smashing Comics d’Apex, pour plus tard obtenir sa propre série régulière, simplement intitulée Promethea (1946). Cette nouvelle héroïne,vaguement inspirée par la version pulp, est revue comme une “héroïne de la science”, la spécialité de la compagnie. Promethea opère maintenant dans l’Amérique contemporaine, affrontant des truands, des espions et la menace nazie. Son petit ami est un agent du FBI (“Dirk Dangerfield à votre service, Princesse !”) et ne revient à son royaume extra-dimensionnel d’Hy Brasil qu’occasionnellement. L’auteur/dessinateur de ces histoires, depuis 1941 jusqu’à sa mort tragique et violente, en 1970, est l’ancien professeur de lettres classiques William WOOLCOTT. C’était un homme très secret, applaudi a posteriori (avec quelques réserves) par les critiques féministes pour l’authentique sensibilité féminine qu’il donna au personnage. Suite à la mort de WOOLCOTT, Promethea est confiée à Steven SHELLEY, un nouvel auteur de comics jeune et radical, afin qu’il la remette au goût du jour, avec l’aide d’un certain nombre de dessinateurs de comics (dont de mémorables épisodes signés par P. Craig RUSSELL). Le changement le plus notable apporté par SHELLEY au personnage créé par WOOLCOTT est la couleur de peau, qui passe d’un rose caucasien à la teinte bronzée des précédentes incarnations. Cela est très certainement dû, et SHELLEY lui-même l’a admis, au fait qu’il s’inspire, pour sa Promethea, de sa charmante et énergique femme hispanique, Barbara. SHELLEY apporte au personnage beaucoup d’intelligence, ainsi que l’amour des nouvelles expériences. Sa mort, suite à un cancer, au printemps 1996, conduit à la suspension de la série d’Apex Comics, une décision jamais vue dans l’industrie. Les cyniques, évidemment, ont pointé du doigt les ventes en déclin comme principal motif de son arrêt, car il est apparemment bien connu que les séries ayant une femme comme protagoniste se portent mal sur un marché actuellement dominé par les hommes.

Aujourd’hui, Promethea est dans les limbes… ou peut-être au Pays de la Magie Mystérieuse, vivant des aventures loin de l’œil du public. Compte tenu de l’actuelle popularité de personnages postmodernes simplistes, comme l’inexplicable succès du Gorille qui pleurniche, peut-être les temps ont-ils changé et peut-être n’y a-t-il plus de place pour la fantaisie romantique et l’imaginaire représentés par Promethea. On ne peut qu’espérer qu’elle se repose dans un coin du Royaume des Fées, ou à Hy Brasil, et qu’à l’avenir, elle reviendra sous une nouvelle forme, une version inédite d’une des plus grandes énigmes du folklore américain, de la poésie incarnée.

Alan Moore

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