(English version below)

Cette interview a été réalisée par mail en 2007, et publiée sur un site personnel. Je découvrais à l’époque, single après single, la série The Winter Men, et je décidais de contacter son dessinateur, John Paul LEON, pour évoquer avec lui ses influences.

 

Parmi les Maîtres qui vous ont donner l’envie de dessiner et de raconter des histoires, si vous aviez à présenter l’un d’entre eux à un jeune lecteur (ou un néophyte en comics), lequel choisiriez-vous et pour quelles raisons ?

Alex TOTH. Pour l’économie de sa narration, la fausse simplicité de son style et la beauté dramatique de la construction de ses planches. Pas un seul trait n’est perdu. Il y a, dans les meilleurs travaux d’Alex TOTH, une fusion de tout ce qui peut être intellectuel, émotionnel et physique dans le dessin, la narration et le design. L’équilibre de toutes ces forces délivre une énergie qui s’étend au-delà des besoins même du scénario. Vous pourriez regarder ses planches à l’envers qu’elles garderaient toute leur puissance et leur beauté.
Cela paraît peut-être prétentieux pour des personnes qui n’y voient « que du comics » – et je ne voudrais me mettre personne à dos -, mais Toth est un artiste exceptionnellement accessible. Il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas réaliser qu’il est bien plus qu’un autre de ces dessinateurs exécutant le dessin que l’on attend pour un scénario.

J’ai connu son travail pour la première fois lorsque je dessinais Static pour Milestone, en 1993. Denys COWAN m’a fait lire son travail sur Torpedo (1936). La simplicité et l’intensité dramatique m’ont tout de suite envoûté. Plus j’étudiais ses dessins, plus je prenais conscience de ce qu’il y avait derrière son trait, ses alternances de noir & blanc et l’enchaînement « basique » des cases de ses planches. Je recommanderais TOTH à tout jeune lecteur ou jeune dessinateur.

 

Bien sûr, je ne pense pas que la référence à un autre auteur soit essentielle mais cela aide souvent à mettre en perspective son propre travail.

À propos de TOTH, avez-vous en tête un de ses dessins qui vous fascine encore aujourd’hui ? Ou bien un de ses comics auquel vous vous référez encore ?

Il existe énormément de travaux remarquables chez Toth. Prenez les classiques comme Zorro. Ces histoires sont saisissantes pour la fluidité narrative et l’accessibilité de son dessin, d’autant plus exceptionnelles quand vous saviez la vitesse à laquelle il a dû expédier certaines de ces histoires. The Crushed Gardenia et OoLaLa !!restent parmi mes meilleurs souvenirs de lecture. Je suis toujours aussi frappé lorsque j’ouvre Alex Toth : By Design, publié il y a déjà quelques années. C’est un recueil de ses travaux d’animation et storyboards. Une expérience inoubliable.

J’ai lu que TOTH était inquiet à propos de la voie prise par le comics ces dernières années. En tant qu’artiste travaillant actuellement pour DC Comics, comprenez-vous son point de vue ? Le partagez-vous ?

En fait, c’est assez difficile pour moi de répondre à cette question. Je dois avouer que je ne suis pas vraiment l’actualité du comics. Aussi, je me vois mal donner mon avis sur la qualité actuelle du média. Ceci dit, je remarque, lorsque je me rends aux conventions, chez le libraire, à travers les TPB DC, et aussi lors d’un récent cours donné à la SCAD (Savannah College of Art and Design) que la mode tendait vers plus de réalisme. Je pense que c’est assez sain. Les dessinateurs se mettent à étudier leurs congénères humains dans de véritables situations. Ça me semble être une très bonne chose. Les résultats sont parfois ennuyeux, ardus, trop photoréalistes, mais cela permet une élévation générale du niveau artistique. C’est une bonne chose, même si le réalisme en soi peut être une voie sans issue. L’avenir nous le dira.

À ce sujet, considérez-vous votre style comme réaliste ? Dans la façon dont vous saisissez les expressions, les postures, le mouvement…

Pour ma part, j’essaie de dessiner et de raconter des histoires que je trouve moi-même crédibles. Même s’il arrive encore que des super-héros volettent par-ci par-là ! Je fais du mieux que je peux, ce qui parfois signifie abandonner ce que l’on considère comme réaliste. Quoiqu’il en soit, que vous le vouliez ou non, tout ceci n’est jamais qu’un peu d’encre sur du papier. Les efforts pour tendre vers ce que l’on appelle la fameuse « main invisible » sont louables mais tout cela est vain à mon sens car l’interprétation de l’auteur est quelque chose d’inévitable. PICASSO disait qu’il n’avait jamais peint quoique ce soit d’abstrait mais qu’il peignait la réalité telle qu’il la voyait… C’était son interprétation du « naturalisme » ! Peignez les choses aussi fidèlement que vous en êtes capables ! Nous prenons des photos de la réalité, mais elles ne sont pas LA réalité. La seule façon de comprendre votre propre réalité est de dessiner la vie qui vous entoure et de vous battre avec les objets réels. Le combat qui vous mène de la simple vue à son empreinte sur le papier est le processus artistique le plus basique et le plus excitant pour moi.

The Winter Men


Toth mis à part, avez-vous des références comme Rembrandt (pour son clair-obscur), Géricault, Corot (l’un des fondateurs du mouvement réaliste) ou peut-être un artiste contemporain ?

Parmi les dessinateurs de comics, la liste est infinie… SICKLES, EISNER, SIMONSON, MILLER, GARCIA LOPEZ, ZAFFINO, MIGNOLA, MUNOZ, MAZZUCCHELLI… Il y a trop de noms pour que ma mémoire puisse tous les retenir ! Du côté des illustrateurs, BRIGGS, FUCHS, FAWCETT, THONY, WEAVER… et Jack POTTER, j’ai beaucoup appris à son contact. Les peintres que j’admire maintenant… Il y en a tellement. Parmi eux, ceux que vous venez de citer bien sûr. Une petite remarque concernant VAN GOGH. Je crois qu’il est un artiste véritablement méconnu. La pensée populaire voit dans VAN GOGH un artiste tourmenté, sauvage. En regardant attentivement sa peinture, vous verrez à quel point tout y est en ordre. On voit dans son trait quelque chose de parfaitement clair et précis.
Je pense que Lucian FREUD est également un peintre extraordinaire. Ses peintures représentent la vie. Ce que je veux dire, c’est que c’est un dessinateur incroyable, capable de passer des mois sur une simple ébauche, il ne répète jamais la même formule. Ses œuvres traduisent son combat avec les formes en mouvement en face de lui qu’il tente de reproduire. Aussi, il place son modèle dans le rôle de l’objet inconnu, comme s’il n’avait jamais peint d’être humain avant cela. Il n’y a aucun trucage, tout est sincère et direct. Enfin, c’est l’impression que j’ai de son travail. Je ne prétends pas être un expert de Freud !

Je suis aussi un grand admirateur de Richard DIEBENKORN, un peintre américain qui a débuté sa carrière en tant qu’artiste expressionniste abstrait, a évolué vers un style plus figuratif, puis est retourné vers l’abstrait. Il y a une tension et une certaine maladresse dans son trait qui le rendent magnifique. Vous pouvez refaire l’historique d’une peinture en observant les zones qu’il a peintes, puis grattées et corrigées. Je ne sais pas comment il faisait. En particulier dans sa série « Ocean Park ». Il n’y a pas de sujet. Je suppose que son unique thème était la peinture elle-même. Sa vision et sa façon de l’interpréter tout en conservant à la peinture son côté vivant me fascine. Qu’est-ce qui le guidait ? Pas le souci de faire quelque chose de joli en tout cas. Il n’était pas non plus guidé par une « volonté de performance ». Je l’ignore, mais ses peintures sont exceptionnelles de vie.

Batman Créature de la Nuit

La musique vous inspire-t-elle également ? J’ai remarqué quelques croquis de jazzmen dans les pages de BDVD 2.0
Effectivement, bien que je n’y connaisse rien techniquement, à un tel point que c’en est presque un cliché. Malgré cela, j’adore le jazz. Particulièrement le pianiste Thelonious MONK. Sa façon de jouer est tellement imprévisible et dissonante que certains de ses morceaux me surprennent encore après un nombre incalculable d’écoutes.

 

Merci d’avoir pris le temps de répondre à cette interview, John Paul.

Merci à toi, François. C’était un plaisir.

Among masters that gave you the will to draw and to tell stories, if you have to introduce one of them to a young reader, who could it could be? 

Alex TOTH. For the economy of his storytelling, the deceptive simplicity of his drawing and the beauty and drama of his page design. Nobody’s better in my opinion. No line is wasted.  There is, in Alex TOTH’s best work, a fusion of what is intellectual, emotional and physical in drawing, storytelling and design. The balance of all these forces releases energy beyond that which is required by the story. You can look at his pages upside down and they still hold great power and beauty.

This all sounds very pretentious for what many people would say is « just comics ». I wouldn’t want to put anybody off. Toth is a remarkably accessible artist. Only later one may or may not realize that he is on another level from just another solid artist executing what is required of the story in an excellent manner.

I first encountered his work when I began drawing Static for Milestone in 1993. Denys COWAN showed me his Torpedo 1936 stories. The simplicity and drama immediately mesmerized me. The more I studied his work, the more I realized how much was behind these simple line drawings, white and black passages, and basic, A, B, C, panel layout.

I would recommend any young reader or aspiring artist to look at his work.

 

Do you have a TOTH’s work or illustration that you can divert your eyes from? 

Lots of great TOTH jobs for me. His classic Zorro stories are astonishing for his storytelling and the sheer facility of his drawing, especially when you consider the speed at which he was moving through some of those. The Crushed Gardenia and OoLaLa!! are some of my other favorites. I’m also always blown away whenever I open the Toth: By Design book that came out a few years back. It’s a collection of his animation model sheets and storyboards.  An overwhelming experience.

 

I’ve read that TOTH was quite worried about the way comics evolve these days. As an artist working currently with one of the big Two, do you understand his point of view? Do you share it?

Well, it’s tough for me to answer this. I’m embarrassed to say I don’t really follow comics.  I’m not hip to what’s out there right now so I wouldn’t feel qualified to venture an opinion as to the state of the comic industry in terms of the quality of the work being done. Having said that though, I have noticed, from going to conventions, the occasional comic store, the DC « bundles », and a recent teaching workshop at SCAD that there seems to be a trend towards realism in a lot of comic art now. I think this is a healthy direction. Artists are trying to draw real people in real situations. This is nothing but good. The results are sometimes boring, stiff, too photographic, but it shows a gradual raising of the bar in terms of art quality. This is good. Realism can be a dead end though so we’ll see what happens.

 

About realism, do you consider your own work as realist? Not in a photographic way but maybe in catching real expressions, posture and moves?

I try to make drawings and tell stories that I believe are real. Even if there are superheroes flying around in them! So I just try to draw as well as I can. This sometimes means abandoning what is considered realistic. It is a fine line. At the end of the day, like it or not, it is a drawing… Just marks on paper. The striving towards some kind of « invisible hand » is an admirable one but a dead end because the artist’s mark is an unavoidable fact. PICASSO once said that he never painted an abstract picture. He was painting reality as he saw it– that was his « naturalism »! Just paint it as real as you can! We take photographs to be reality but they are not. The only way to begin to understand one’s own reality is to draw from life and wrestle with real things. The struggle of sight to interpretive mark on the page is the most basic and exciting process of drawing for me.

 

A part from TOTH, do you have any other artist that you could name as a reference? Any classic or contemporary painters? Maybe Rembrandt for his « clair-obscur, Géricault or Corot…

Comics artists…the list goes on and on…. SICKLES, EISNER, SIMONSON, MILLER, GARCIA LOPEZ, ZAFFINO, MIGNOLA, MUNOZ, MAZZUCCHELLI.  There are more but I can’t remember them now!

Illustrators… BRIGGS, FUCHS, FAWCETT, THONY, WEAVER—-And Jack POTTER, more as a teacher than anything else.

Just painters that I admire… There are many. Of course, the ones that you just mention. A curious thing about VAN GOGH. I believe he is a widely misunderstood artist. The popular conception of VAN GOGH as a wild man is not evident in his work. Look closely and you see that his pictures are extraordinary in their order. In his line drawings, the marks are clear and precise.

I think Lucian FREUD is an extraordinary painter. His work has a quality that he is seeing the figure for the first time. The strangeness of the figure as a live object. At the risk of sounding hilariously pretentious…! His paintings are of the model. From life.  I guess what I’m trying to say is that even though FREUD is a great draughtsman and he spends months on a single canvas, his figures do not look formulaic. There is a sense in looking at his paintings that he is struggling moment to moment with translating into paint the forms he is experiencing before him. Therefore, the figure as an object, a foreign object that he is looking at for the first time. As if he had never seen a human figure before. No tricks. Very direct. At least, this is the impression I have of his work. I don’t propose to be any kind of expert on Freud!

I am a great admirer of Richard DIEBENKORN, the American painter who began his career as an abstract expressionist, moved to more figurative work, then returned to pure abstraction in his later career. There is a struggle in his work and a clumsiness in his line drawings that is very beautiful. You can see the history of the painting in the sense that you see the areas that he painted over and scrubbed out and corrected.  I don’t know how he did it.  What guided him?  Especially the later, Ocean Park paintings. There is no subject matter. I suppose the painting is the subject. But to deal that directly with the marks in and of themselves and keep the paintings so alive fascinates me. What guided him? Not mere prettiness. Not the « marks as performance ». I don’t know but the paintings are beautiful and alive.

 

Does music inspire you as well? I saw some drawings of jazz artists in BDVD 2.0…

Yes.  I know nothing about music form a technical standpoint and it’s almost a cliche(!), but I do love jazz music. Especially the pianist, Thelonious MONK.   know nothing about music, but his playing is so unexpected and dissonant that I am still surprised by certain pieces even though I’ve heard them countless times.

 

Thank you for your time and availability.

Thanks to you, Francois.  It was a pleasure.

 

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