Et si les vikings étaient beaucoup plus complexes que la caricature qui nous en est faite depuis des siècles ? Et si ce peuple, loin d’être une bande de barbares avides de sang, de bière et de mjodr (hydromel), incarnait une civilisation qui a profondément marqué l’histoire de l’occident ? Il est temps de rendre aux fils d’Odin la place qui leur revient.

En Histoire aussi, il est important de savoir à qui le crime profite. D’où nous vient l’image profondément ancrée dans l’inconscient collectif de hordes sauvages qui ont mis l’Europe à feu à sang, seulement afin d’assouvir leur soif de richesses et leur penchant naturel pour la cruauté ? Le stéréotype nous a très logiquement été légué par les premières victimes des peuples du Nord : les ecclésiastiques, qui ont été les plus touchés par leurs expéditions. En ces temps troublés, le clergé et les riches abbayes apparaissent comme des cibles toutes désignées. Non seulement les moines ne sont pas aguerris au métier des armes, mais en plus, ils sont réputés pour être plus riches que la moyenne de la population. En s’attaquant à cette catégorie bien particulière de la société du Haut Moyen Âge (476 à 1000 Apr. J.-C.), les Vikings se sont discrédités aux yeux de l’Histoire… et pour longtemps. 

Les vikings face à l’église

Dans ce jugement entre bien sûr une composante religieuse essentielle. S’attaquer aux hommes représentant Dieu sur Terre revient à s’en prendre à Dieu lui-même. Il ne faut pas oublier que l’Europe de cette époque est encore marquée par l’opposition du christianisme aux quelques foyers de paganisme qui résistent obstinément au monothéisme. Le monde viking en fait partie. Mais il ne faut pas oublier non plus l’importance du récit qui est fait de la geste des Hommes du Nord. Ce sont les ecclésiastiques qui détiennent la connaissance et, au premier plan, sa clé ultime : l’écriture. Ce sont donc les victimes qui vont écrire l’histoire de leurs bourreaux. On comprend aisément que celles-ci n’aient pas voulu brosser un tableau très laudateur de leurs ennemis implacables.

Des marchands avant d’être des conquérants

Voilà la raison principale de ces malentendus qui se sont mués, au fil du temps, en véritables injustices historiques. Certes, il ne s’agit pas de faire des Vikings un peuple de doux moutons calomniés par l’Histoire. Cela serait non seulement trop simple, mais aussi malhonnête. Les Hommes du Nord sont de redoutables guerriers, taillés pour l’attaque, et qui ne s’encombrent pas de pitié inutile à leurs yeux dans leurs entreprises belliqueuses. Mais avant d’être d’ignobles conquérants, les Vikings sont avant tout des marchands, désireux de vendre leurs biens aux quatre coins de l’Europe, et même au-delà.
Parmi leurs marchandises de prédilection, il faut bien sûr compter avec la laine, les cornes, les peaux et l’ambre tellement prisé. Mais leur spécialité est d’une autre nature et, aujourd’hui, nettement plus contestable. C’est dans le commerce des esclaves que les Vikings excellent. Dans un monde pas très éloigné de l’Antiquité, dont la société reposait en grande partie sur l’exploitation des forces humaines réduites en esclavage, et dans un Moyen Âge qui lie l’homme à la glèbe, le commerce des fils d’Odin n’apparaît pas vraiment anachronique.
Autre méprise concernant les Vikings : ils n’ont jamais été de grands conquérants. Plus précisément, ils ne se sont pas taillés de vastes empires durables à travers le continent. Leur stratégie a toujours reposé sur une logique d’incursions et de razzias. Une guerre tenant plus du blitz que des longues campagnes. Des expéditions rapides et efficaces à la suite desquelles il ne sert à rien de s’éterniser. Au contraire, il faut quitter rapidement l’endroit qui vient de faire l’objet d’un pillage pour mettre le cap vers un autre objectif ou rentrer chez soi.
L’esprit « païen » des Vikings est aussi celui qui accepte le plus facilement une forme de pragmatisme. Si les Vikings éprouvent le besoin de quitter leurs contrées, c’est d’abord parce qu’elles sont inhospitalières. Il y fait froid, les nuits sont longues (parfois même éternelles) et les ressources naturelles guère abondantes. Dès lors, la tentation est grande d’aller se servir chez d’autres peuples qui ont la chance d’habiter des zones tempérées, nettement plus prospères et plus accueillantes.

La redécouverte des vikings

La découverte de ces mondes nouveaux passe aussi par une acculturation progressive et parfois même rapide. Quand celle-ci se produit, l’empreinte viking disparaît très vite… au point de s’évaporer dans la nuit des siècles. C’est aussi le drame d’un peuple qui a peu construit en pierre et qui n’a pas laissé de monuments aptes à défier le temps comme d’autres civilisations, nettement plus anciennes en Egypte, en Grèce ou à Rome. L’histoire est ainsi faite qu’elle honore davantage les peuples qui ont laissé des écrits, des enceintes et des palais. De fait, c’est au XIXe siècle que l’image des Vikings a commencé à évoluer. Ils ont fait l’objet d’une réhabilitation qui allait de pair avec la volonté des nations de se trouver des racines profondément enfouies dans l’Histoire du continent.
Tout comme les gaulois et les grandes figures des chefs celtes mis à l’honneur par le Second Empire ou la Troisième république, les Vikings sont honorés par les états scandinaves… mais pas seulement par eux. En France, la Normandie se souvient qu’elle doit son nom aux Hommes du Nord qui ont fait le voyage depuis leurs contrées inhospitalières pour venir s’installer dans une région peu peuplée et particulièrement sujette aux invasions des Nordmen. Face à la puissance d’attaques de ces hommes peu nombreux, mais très efficaces et surtout très rapides, le roi de France Charles III décide qu’un bon traité valait mieux qu’une guerre hasardeuse. Le Traité de Saint-Clair-Sur-Epte est donc conclu, en 911, avec Hrolf le Marcheur, plus connu dans l’histoire sous le nom de Rollon. Celui-ci devient premier duc de Normandie selon plusieurs conditions : ne plus combattre le monarque, défendre sa terre contre de nouvelles incursions venues du nord et embrasser la foi chrétienne. Cet accord a scellé la naissance de la terre des Hommes du Nord (la Normandie) et a entraîné d’importantes conséquences dans l’Histoire dont la moindre n’est pas l’invasion de l’Angleterre, quelques années plus en tard en 1066, par son successeur : Guillaume le Conquérant.

La quête des racines

Au XIXe siècle, la Normandie se souvient de cette geste médiévale et célèbre avec faste ces heures présentées comme glorieuses. C’est aussi l’époque où l’on crée le mot « drakkar » pour désigner ce « dragon » nautique (dreki en vieux norrois), ou langskip (« bâteau long »), long”), un mot attaché depuis à l’image du peuple viking. C’est le début d’une lente réécriture de l’épopée des hommes du Nord qui va permettre une nouvelle lecture, plus équitable de leur histoire. Les anciennes cités (comme york en Angleterre ou Dublin
en Irlande) vont revendiquer des origines vikings qui ont longtemps été soigneusement gommées. Quant aux pays scandinaves, ils se présentent désormais comme les héritiers légitimes et fers de leurs lointains ancêtres. L’art s’empare de l’image d’Epinal d’un guerrier implacable qui part à l’assaut des océans. C’est d’ailleurs sous ses formes les plus populaires que l’art utilise les Vikings avec le plus d’enthousiasme. La littérature enfantine, le théâtre, la musique, le cinéma et bien sûr la bande dessinée ne se privent pas de recourir à cette source d’inspiration inépuisable. Pour ne citer qu’un exemple du septième art, le film Les Vikings (1958), avec Kirk Douglas et Tony Curtis, s’est imposé comme un classique de Hollywood. Et en BD, Astérix a signé l’un de ses plus grands succès le très anachronique mais parfaitement réussi Astérix et les Normands.
Par-delà toutes les tentatives de récupération plus ou moins réussies et les peintures plus ou moins grotesque d’un monde fantasmé, on peut heureusement s’appuyer sur les travaux d’historiens sérieux (à l’image de Régis Boyer) – et surtout peu suspects de volonté de récupération – qui ont effectué une œuvre remarquable afin de rendre aux Vikings leur véritable place dans l’histoire de l’Europe : celle d’une civilisation fascinante et surtout, beaucoup plus subtile qu’il n’y paraît.

Historien de l’art et archéologue de formation, Patrick Weber est aujourd’hui journaliste, scénariste de bande dessinée et romancier. Passionné d’histoire, il a consacré au peuple viking plusieurs ouvrages, dont la série éponyme « Vikings », parue chez Soleil.

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Des brumes du premier millénaire ont surgi les héros qui allaient façonner le visage des siècles à venir. À l’assaut de l’Europe, le peuple viking apporta avec lui la fureur et le progrès. Peuple fier chargé d’une culture singulière, en guerre contre le Christianisme, ils nous léguèrent leur goût pour le commerce et l’exploration. Voici leur histoire, vécue de l’intérieur.

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