Roméo & Juliette des temps modernes, Star Wars, Game of Thrones, à quelle autre œuvre vous fait penser Saga ? 🧐 Brian K. VAUGHAN nous parle de la création de SAGA, sa trame, son scénario…, c’est les coulisses de Saga partie 2 !
ETAPE 3 : LA TRAME
Brian K. VAUGHAN : L’étape la plus sympa ! Au moins pour moi. Je m’enferme pour quelques jours dans mon studio, une chambrette sans Wi-Fi, et j’y fais les cent pas en imaginant toutes les saloperies dépravées que je veux essayer de faire dessiner à Fiona.
À ce moment-là, j’oublie l’arc pour me concentrer sur une histoire plus resserrée, qui se doit de constituer par elle-même une lecture satisfaisante. Les chapitres que j’écris peuvent aussi bien comporter une seule scène que vingt, mais pour SAGA, j’ai découvert que le nombre idéal se situait entre cinq et sept. De quoi faire correctement progresser la narration tout en laissant à Fiona STAPLES la place d’exprimer pleinement son talent. Durant cette phrase, j’utilise pour tout « matériel » un vieux stylo à bille et un bloc sténo de chez Staples (le magasin, pas la dessinatrice), parce que leurs pages comportent autant de lignes qu’il y a de planches dans un comics mensuel : 22. (La plupart des autres titres ont réduit leur voilure à 20, mais je suis bien incapable d’écrire dans ce format… pour que je m’y mette, il faudrait que Staples revoie le format de leurs blocs.) Qui plus est, comme Image a le bon goût de ne pas insérer de publicités à l’intérieur de leurs publications, je peux décider de ce que le lecteur découvrira en tournant la page de droite sans avoir à me soucier qu’une putain de pleine page vendue à Snickers vienne interrompre le fil du récit et pourrir l’impact dramatique d’un moment fort.
Après quelques jours de ce brainstorming en solo, j’ai une idée assez précise des scènes, que je développe page par page. Voilà à quoi ça ressemble :
SAGA #4 PLAN
1. Splash « Bienvenue à Sextillion »
2. Le Testament arrive. Pas pour affaires
3. Chat Mensonge recalée à l’entrée
4. Sur Clivage, on retrouve Alana & Hazel près du fort sur la montagne avec un Marko convalescent
5. Alana & Izabel débattent : Marko, sale menteur ou non ?
6. Marko se réveille, mais aurait peut-être préféré rester mort
7. Le Testament entre à Sextillion
8. Discute avec plusieurs prostituées…
9. … mais plus elles sont dépravées, plus il s’ennuie
10. Arrive le mac : « Enfonçons-nous un peu »
11. Sur Clivage, Izabel se révèle être une excellente baby-sitter…
12. … tandis qu’Alana a du mal à accepter le passé de Marko
13. On découvre l’origine des alliances/anneaux de traduction de Marko
14. Petit détour du côté de l’enquête du Prince Robot IV, qui connaît un rebondissement
15. Retour sur Sextillion, dont Le Testament découvre les immondes bas-fonds
16. Horrible arrivée d’une authentique « petite esclave », tout l’inverse de Leia en bikini doré sexy
17. Le Testament apprend son âge et découvre qu’il s’agit d’une réfugiée
18. Le mac : « Mais… vous assassinez des enfants ! »
19. Le Testament fait ce qu’il a à faire
20. Pendant ce temps, Marko plonge dans l’enfer des couches en tissu
21. Une menace encore plus cauchemardesque les rattrape
22. Pour protéger sa famille, Marko rompt son vœu sacré et dégaine enfin son épée
Boum, les doigts dans le nez. Et tout en préparant ce plan, je griffonne aussi des idées et des répliques potentielles dans les marges de mon bloc, qui finit par ressembler à celui d’un tueur en série. À ce stade-là, le scénario ne devrait plus être qu’une formalité.
ETAPE 4 : LE SCENARIO
BKV : Et c’est là que tout part invariablement en vrille. À chaque fois. Une constante dans ma carrière. Dès que je tape « case une », mes jolis plans méticuleusement élaborés tournent en eau de boudin (et en restent là, selon certains de mes détracteurs). Toutes ces scènes de trois ou quatre pages qui avaient l’air raisonnablement exécutables s’effondrent sous leur propre poids. La moindre planche se retrouve découpée en neuf cases au moins, et pas d’une manière aussi adroite que dans WATCHMEN.
La plupart de mes auteurs préférés sont des génies créatifs. Comme Chris WARE, par exemple, qui semble réinventer notre art rien que par son sens de la mise en page. Mais, vous vous en doutez, je ne suis pas de cette trempe. Moi, si j’ai parfois une idée un tant soit peu audacieuse, je la mets à l’intérieur de petites boîtes que j’ai arrangées sans perturber les conventions. Quand la dessinatrice Pia GUERRA et moi-même avons créé Y: THE LAST MAN, notre intention était de proposer une série abordable pour tout le monde, y compris les lecteurs et les lectrices qui ne connaîtraient de la bande dessinée que les strips publiés dans la presse. Pour SAGA, Fiona et moi avons poussé cette ambition encore plus loin : accueillir même des gens qui n’avaient plus vu de mots et d’images associés depuis les albums jeunesse de leur enfance.
Maintenant que je suis papa, j’ai l’impression de ne plus lire que de la fiction illustrée destinée à un très jeune public. Or, les meilleurs livres de ce genre sont ceux où la narration passe avant tout par le dessin, et où le texte, réduit à son strict nécessaire, s’y intègre le plus naturellement possible. Dans une vaine tentative d’adapter cette dynamique au langage des comics, j’essaie de me limiter à six cases et douze bulles par page, et à ne jamais dépasser deux lignes de texte par bulle dans le scénario (une idée que j’ai piquée à Warren ELLIS, qui la tenait peut-être lui-même d’Alan MOORE ?). Et quoique Fiona et moi-même ayons déjà commencé à nous éloigner de ce strict format haïku, les contraintes de cette structure avaient l’air plutôt productives lors des débuts de l’histoire d’Hazel. Seulement, voilà : il est absolument IMPOSSIBLE de raconter une histoire de cette façon. Il faut trois putains de cases à un personnage pour ouvrir clairement une foutue porte, alors comment voulez-vous confectionner une narration efficace avec cinq images à peine par planche ? Mais enfin, j’y suis parvenu le mois dernier, alors pourquoi j’oublie complètement comment écrire des comics à chaque nouveau chapitre ?
Tant qu’on y est, pourquoi mon histoire ne tient plus la route ? C’est quand j’en arrive à ce point que je remets tous mes choix en question, pour bazarder ou complètement réécrire des scènes entières. Marko et Alana ne peuvent pas passer le chapitre assis à échanger leurs souvenirs, hein ? C’est un média visuel, couillon ! Et me voilà à douter de mes projets à long terme pour Sophie la petite esclave. Est-ce que faire du Testament son sauveur ne revenait pas à dégonader notre plus formidable antagoniste ? Est-ce que ce ne serait pas encore plus impactant de le voir tuer aussi la petite esclave, mû par une pitié tordue, pour lui épargner ce qu’il n’envisage que comme une vie de souffrance ? Et pourquoi est-ce que j’ai situé le récit dans un univers inventé de toutes pièces où je ne peux pas recourir à des références pop débiles ? Je suis à la dérive et je veux qu’on m’achève.
« Les montagnettes ». C’est comme ça que ma femme appelle mon inévitable crise de nerfs, mais heureusement, elle est toujours là pour me rappeler de la fermer et de retourner bosser. Je trouve ça dur, d’écrire, mais tôt ou tard, je finis par me rappeler que ce n’est pas plus difficile que d’être glacier ou majordome pour chien, ou que de faire n’importe quel autre job jamais tenu par un être humain, y compris moi. Et mon rôle est certainement plus aisé que celui de la pauvre femme qui devra donner vie à mes vertiges existentiels page après page. Mais c’est en général le moment où les versions finales des planches du numéro précédent me parviennent, et les dessins de Fiona me donnent le courage de m’extirper du gouffre.
Alors je me force à écrire quelque chose… et le résultat est systématiquement HORRIBLE. Pire encore : il s’étale sur trente-neuf planches. Mais au moins, j’ai une masse de matière brute dans laquelle tailler à la machette. J’en ai trop honte pour vous montrer des extraits de ce premier brouillon, mais Le Testament y discutait sur plusieurs pages avec des prostituées de Sextillion. Dans la version finale, cette scène avait été réduite à trois muettes dans lesquelles Fiona exprimait bien davantage que mes mots ne le pourront jamais. Il m’est apparu en préparant ce numéro que mon travail consistait avant tout à lui laisser le champ libre.
En général, après ce dispensable épisode de Sturm und Drang, mon scénario ressemble grosso modo à ce qui était prévu dans le plan initial. (Ici, j’ai juste fait sauter la brève parenthèse consacrée au Prince Robot IV, qui jurait au milieu des histoires de désir et de révélations déroulées en parallèle sur Clivage et Sextillion).
Ça ne devrait pas être une aussi monumentale galère. Et pour- tant, je mets toujours trois plombes à réduire mes scénarios au strict nécessaire. Comme l’a dit un jour Mark TWAIN : « Je n’avais pas le temps d’écrire une lettre courte, alors j’en ai écrit une longue. » (Je crois qu’il a aussi dit « Efforcez-vous d’insérer dans chacune de vos histoires au moins une paire de testicules monstrueusement hypertrophiées. »)
Une fois que le scénario a une tête et une taille qui me conviennent, le reste du temps que je n’ai pas encore cramé est consacré à peaufiner les dialogues (croyez-le ou pas). Autrefois, je les retouchais assez lourdement une fois le dessin fini, mais Fiona, en « actrice » de grande précision, affine les expressions faciales en fonction des répliques, donc il est préférable qu’elle puisse travailler à partir de leur version définitive.
Je ne vise jamais le naturalisme ou même le réalisme ; je cherche à ce que la voix des personnages sonne juste. Ne me demandez pas d’expliquer ce que ça signifie, mais sachez que je me soumets sans faillir à un exercice mortifiant : la lecture à voix haute de la totalité de mes textes, ce qui me permet d’identifier, a minima, quelles répliques ne sonnent pas juste. Mes scénarios ne me semblent jamais assez propres pour être partagés avec d’autres êtres humains, mais il faut bien nourrir cette bête affamée qu’est la date butoir. Au moment de rendre, la mort dans l’âme, ma copie à Fiona, je repense souvent à cette vieille maxime selon laquelle « une œuvre d’art n’est jamais finie, toujours abandonnée. »
À présent, c’est avec vous que je vais partager, malgré la douleur, le scénario en question. Mais d’abord, voici un extrait de celui du tout premier chapitre, pour que vous mesuriez bien à quel point j’étais verbeux à l’époque. Il me fallait une éternité pour décrire une unique case…
Chapitre 1, page 4 :
Page quatre, SPLASH
On découvre ce qui devrait être une SPLASH inoubliable : Marko, soudain plein d’espoir, tient dans la paume de ses mains un NOUVEAU-NÉ VISCÉRALEMENT EXPLICITE.
J’ai conscience que dans la fiction, on a tendance à représenter des poupons parfaitement formés sortis du ventre de leur mère dans un environnement aseptisé, mais je te garantis que la réalité peut être autrement plus dégueu (ainsi que, c’est vrai, autrement plus magique). Idéalement, cette splash transmettra ce sentiment mêlé d’horreur et d’émerveillement.
Posés dans les mains sales de Marko se trouvent quatre kilos et demi de chair. Sa fille est COUVERTE de SANG artériel rouge vif et de coulures de BILE noire verdâtre. Son corps est agité est boursouflé, sa tête encore un peu compressée et déformée par sa brutale expulsion. On voit clairement que le nourrisson n’a pas d’outillage de garçon entre les jambes, mais on remarque surtout l’épais CORDON OMBILICAL blanc et noueux qui pend de son ventre gonflé.
Bien que tout ceci ait l’air peu ragoûtant, c’est aussi terriblement émouvant, à un niveau primal, de voir un petit être tout juste créé survivre à une expérience aussi brutale et archaïque. C’est précisément ce que Marko ressent lorsqu’il nous présente ce nouveau brin de vie.
Oh, et au cas où les bébés ordinaires ne seraient pas déjà assez bizarres comme ça, celle-ci a deux petites BOSSES sur le front, pile sous une petite touffe de cheveux noirs. C’est de là que sortiront plus tard ses cornes. (Il a aussi des ailes qui commencent à pousser dans son dos, mais on n’a pas besoin de les montrer pour l’instant.)
Si tu ne t’apprêtes pas à prendre ton repas et que tu penses avoir l’estomac suffisamment accroché, j’ai trouvé sur le net des photos de nouveau-nés pas trop affreuses qui pourraient te servir de références : ici.
1) Marko : C’est une fille.
2) Narration à la main : Bref. Ça, c’est le jour de ma naissance.
Arrivé à notre quatrième numéro, j’avais appris à faire entièrement confiance à Fiona (traduction : la flemme m’avait gagné). Vous apprécierez donc à quel point le langage commun que nous commencions à développer allégeait déjà mes scénarios.
Pour les obsédés de la technique, je tape chaque brouillon de mon scénario sous Pages sur un vieux MacBook Air cabossé, sans utiliser de préréglages ou de gabarit. Les numéros, tabulations, gras et autres sont donc faits « à la main », car la vitesse est souvent chez moi l’ennemie de la qualité. Tout ce qui me ralentit constitue donc une occasion de réfléchir un poil plus longtemps à ce que je cherche à communiquer.
Pour finir, je débute la description de chaque nouvelle planche sur une nouvelle feuille, afin que le dessinateur ou la dessinatrice puisse l’épingler sur sa table à dessin au matin. Beaucoup le font, et je tiens donc à ce qu’ils n’aient sous les yeux que les cases dont ils se soucient dans l’immédiat. Et comme chaque planche représentera au moins une journée entière de travail, je tâche de faire en sorte qu’elles comportent toutes une image forte qui en vaille la peine. J’aime donner à Fiona autant de détails possible sur ce que j’ai en tête, mais aussi la liberté de s’affranchir de mes descriptions à sa guise.
Tenez, regardez-la transformer le plomb en or…

Découvrir le volume 1 de l’intégrale de Saga ! NOUVEAUTE
Un univers sans limite, peuplé de tous les possibles. Une planète, Clivage, perdue dans la lumière froide d’une galaxie mourante. Sur ce monde en guerre, la vie vient d’éclore. Deux amants que tout oppose, Alana et Marko, donnent naissance à Hazel, un symbole d’espoir pour leurs peuples respectifs. L’espoir, une idée fragile qui devra s’extraire du chaos de Clivage pour grandir, s’épanouir et conquérir l’immensité du cosmos.