Quand j’étais étudiant en médecine, j’avais un copain interne qui était diabétique. Il faisait du tir à l’arc. Le sport lui faisait consommer du sucre. L’insuline qu’il s’injectait, elle aussi. Il avait fait le calcul : chaque fois qu’il tirait cinq flèches, il fallait qu’il mange deux sucres – ou quelque chose comme ça. S’il ne le faisait pas, son regard se voilait, il se mettait à trembler et à transpirer et puis il tombait dans les pommes – à cause de l’hypoglycémie. Joe, le héros de l’histoire que vous allez lire, est diabétique, lui aussi. À l’aube de l’adolescence, il n’a pas encore bien prise sur sa maladie. Il sait qu’il doit s’alimenter régulièrement, pour ne pas risquer une hypoglycémie, mais parfois, des évènements imprévus peuvent compromettre le bon déroulement des opérations. Il suffit qu’une bande de crétins vous emmerde et l’adrénaline fuse, le coeur s’accélère, le glucose file à grande vitesse du sang vers les muscles, et si jamais les crétins vous ont piqué vos sucreries, gare ! Voilà bientôt les vertiges, les hallucinations auditives et visuelles, les sueurs, le voile noir.

joe l'aventure intérieure

Dans cette perception perturbée, tout prend une signification nouvelle. Les jouets s’animent, les mots s’incarnent, les décors se déforment, ombres et lumières se mettent à recomposer le paysage. Le malaise hypoglycémique devient une aventure polysémique. Une aventure intérieure pour le garçon qui, pris entre son malaise et une panne d’électricité, voit le trajet entre le grenier et la cave transformé en descente aux enfers ; une aventure narrative pour Grant Morrison qui fait de cette plongée une quête arthurienne ; une aventure graphique pour Sean Murphy, qui puise dans ses propres souvenirs d’enfance et de préadolescence pour peupler la maison et le monde de Joe ; une aventure de lecture pour nous, que ce trio (avec quelques autres personnages marquants) mène par le bout du nez.

joe l'aventure intérieure

Ce qui m’a ému et touché dans Joe, l’aventure intérieure, c’est la virtuosité et la tendresse avec laquelle Morrison et Murphy nous parlent de l’enfance et de ses rêves, des quêtes que tout adolescent entreprend parfois sans en avoir conscience, des secrets cachés sous les escaliers ou au dos des photos, des monstres tapis dans le noir qu’on s’apprête à combattre vaillamment pour défendre la maisonnée tandis que tout le monde dort… ou qu’on y est tout seul.

joe l'aventure intérieure

En suivant Joe, j’avais le sentiment d’être dans un monde nouveau, mais aussi extraordinairement familier.

Des épopées chevaleresques, chacun de nous en a vécues dans son demi-sommeil, à la lumière de la lune ou dans ses cauchemars de nuit d’orage. Si vous n’avez pas le souvenir de nuits épiques comme celles-là, ouvrez grand les yeux : Joe vous invite à partager la sienne. Elle vous fera rêver longtemps.

Québec, Juillet 2012.

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