Prenant le relais là où George Orwell s’était arrêté, c’est en 1984 que j’ai commencé à travailler sur ce qui devint en définitive WATCHMEN — Les Gardiens. Je ne m’en souviens plus avec une certitude absolue, mais je crois que c’est probablement l’idée présomptueuse que l’ouvrage paraîtrait l’année suivante qui m’a incitée à situer la série en 1985. Quoi qu’il en soit, nous voici en janvier 1988 et ce texte-ci est l’ultime labeur que je prévois d’effectuer sur WATCHMEN.

Nous avons écrit et dessiné la bande. Nous avons aidé à concevoir les badges et approuvé les montres-bracelets. Nous avons discuté du film et des jeux de rôle et donné le feu vert pour les T-shirts. Nous avons terminé la tournée de promotion en Angleterre et les interviews pour la presse américaine. Nous avons subi la séance photo où on nous a demandé de poser déguisés en Adam West et Burt Ward, rampant le long d’un mur, suspendus à notre Bat-Corde. Nous avons signé tant de livres que nous songeons sérieusement à échanger nos noms, juste pour échapper à une routine fastidieuse, et à chaque fois que nous voyons cet inepte petit visage jaune et souria nt avec sa tache de sang rouge vif, une migraine débilitante s’empare de nous. Cela fait quatre ans que j’ai entamé le travail sur ce projet, un an que j’ai véritablement fini de l’écrire, et c’est seulement à présent que je commence à avoir le recul qui me permet d’entrevoir ce que nous avons réellement fabriqué.

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Tout a commencé de façon relativement innocente, l’impulsion initiale découlant de la conjugaison de sources en apparence inoffensives. En premier lieu, DC Comics souhaitait vivement que j’écrive pour eux quelque chose d’autre en plus de la livraison mensuelle de SWAMP THING. Pour ma part, ayant repris SWAMP THING des mains d’un autre scénariste, “à la volée” pour ainsi dire, je me suis retrouvé obligé d’apprendre à écrire des épisodes complets à une vitesse démentielle, ce qui ne me laissait absolument pas le temps d’échafauder des plans à long terme, ni de réfléchir. Ayant conçu au fil de cette trépidante course en avant de quarante numéros quelques idées sur les possibilités du comic book américain, j’étais impatient de mettre celles-ci à l’épreuve dans un nouveau titre qu’il me serait donné de bâtir du sol au plafond, aussi acceptai-je, sans trop me faire prier, l’offre de DC.

Ensuite, il y avait le désir déjà ancien de travailler avec Dave sur quelque chose de substantiel. Nous avions apprécié nos travaux en collaboration sur les différents “Future Shocks” que nous avions réalisés ensemble pour l’hebdomadaire britannique 2000 AD, et nous avions discuté de la possibilité de proposer à DC une série qui aurait mis en scène des héros au charme nostalgique comme Martian Manhunter, le limier martien, ou les Challengers de l’Inconnu. Même si ces propositions n’avaient débouché sur rien de concret, elles rendaient la perspective de notre collaboration parfaitement logique lorsque nous nous trouvâmes simultanément tous deux à la recherche d’un nouveau projet. Le dernier élément fut la teneur et la nature de l’oeuvre elle-même, née d’une foule de fantasmes pré-professionnels sur la façon dont je pourrais un jour écrire une série pour les comics, si seulement on m’en donnait la possibilité.

Dans sa plus simple expression, l’idée de base était tout simplement de prendre en main dans son intégralité la continuité d’une bande et tous les personnages qui y apparaîtraient, de manière que l’auteur puisse décrire la totalité de ce monde sans avoir à se soucier de si ses idées s’harmoniseraient ou non avec celles des créateurs des autres titres où ses personnages apparaîtraient au même moment. Les comics ordinaires, avec leur exigence perpétuelle d’une continuité rigide reliant un titre à l’autre, imposent au créateur un grand nombre de contraintes agaçantes. La pire de celles-ci est que, dans chaque histoire, rien ne peut jamais avoir d’impact à long terme sur le monde, puisque c’est dans ce même monde qu’évoluent tous les autres personnages de la ligne éditoriale de la maison. Disposer de tout un éventail de personnages vivant au sein d’un monde autonome résoudrait ce problème, et mon idée originale, pour ce qu’elle valait, était de reprendre les personnages de la ligne de super-héros de chez MLJ — Archie Comics, les Mighty Crusaders. Ce détail, même s’il se limitait à des rêveries de jeune fan, n’a guère de signification particulière, si ce n’est qu’il fut assez facile de faire le saut conceptuel jusqu’aux personnages de la défunte ligne de Charlton Comics une fois que j’eus appris que DC avait acquis les droits d’utilisation de ceux-ci. […] Cela posé, je reconnais avoir éprouvé une certaine déception lorsque j’appris que nous ne pourrions finalement pas utiliser les personnages Charlton. Même s’il serait relativement facile d’inventer des personnages de substitution originaux, je sentais qu’il nous manquerait en partie le côté poignant qui aurait découlé d’une continuité établie depuis bien longtemps et ajouté ainsi à notre concept une charge de nostalgie. Ce ne fut que lorsque je compris que, si nous nous montrions suffisamment malins, nous pourrions créer de toutes pièces l’apparence d’une continuité qui s’étendrait de longues années en arrière, que l’idée finit par prendre son envol. En gardant cela présent à l’esprit, et en lisant entre les lignes des notes préliminaires qui vont suivre, je pense qu’il est assez simple de déduire nos intentions au moment où nous nous sommes mis à l’oeuvre sur le premier épisode de WATCHMEN : nous voulions concevoir une bande dessinée de super-héros inusitée et inhabituelle qui nous donnerait en cours de route la possibilité d’essayer quelques idées nouvelles de narration.

Ce que nous avons obtenu au final a été significativement plus que ça. Quelque part en chemin, entre le matériau de base que nous travaillions et les techniques narratives neuves que nous voulions tester, une chose que nous n’avions pas vraiment prévue commença de se produire. Plus nous nous plongions dans le récit, plus sa profondeur devenait perceptible. Plus notre compréhension des détails subliminaux que nous glissions en arrière-plan grandissait, plus ces détails s’intégraient au fil de l’histoire, se comportant comme une sorte de méta-continuité qui allait à terme égaler l’histoire en termes d’importance pour l’oeuvre achevée.

Au fur et à mesure que nous donnions de l’épaisseur aux personnages au fil de conversations informelles et d’échanges d’idées délirantes, nous nous trouvions entraînés dans des eaux de plus en plus profondes : il ne suffisait plus de décrire les circonstances particulières de la vie d’un Rorschach ou d’un Dr Manhattan, il fallait aussi envisager leurs orientations politiques, leur sexualité, leur philosophie et tous les facteurs qui, dans leur monde, avaient façonné ces choses. Ainsi, partis d’un super-héros relativement conventionnel doué de pouvoirs nucléaires, nous nous retrouvâmes embarqués dans des réflexions quantiques post-Einsteiniennes sur le temps.

Le même processus nous emmena jusqu’au territoire moral équivoque que nous atteignîmes à partir d’un personnage de justicier masqué urbain ordinaire. Nous ne pouvions discuter de ces héros sans discuter du monde qui les avait formés, et nous ne pouvions discuter de ce monde sans nous référer, d’une manière ou d’une autre, au nôtre, même de façon indirecte. De cette manière, ce qui commença son existence simplement sous les traits d’une version plus cynique et plus baroque de la Ligue de Justice et de ses analogues, on se retrouva d’un seul coup projeté sur la place publique de la fiction littéraire traditionnelle, vêtu en tout et pour tout d’une cape et d’un costume collant aux couleurs brillantes. Thématiquement, nous commençâmes à nous rendre compte que nous jouions sur un terrain de jeu plutôt neuf.

Ceci nous semblait à la fois enivrant et légèrement inquiétant. D’un côté, il y avait l’excitation de voir certaines choses comme l’épisode sur Dr Manhattan ou le Chapitre Cinq, “Terrrible Symétrie”, fonctionner comme nous l’espérions. Il y avait l’étrange et délicieux plaisir de tomber sur une citation inédite ou un fragment de quelque obscure information qui venait s’intégrer avec une précision surnaturelle à ce que nous tentions de construire. D’un autre côté, il y avait le soupçon croissant (du moins chez moi) que nous avions peut-être eu les yeux plus grands que le ventre, que nous n’allions peut-être pas parvenir à résoudre tous ces fils narratifs au long cours, chargés de sens, qui avaient l’air de sortir de terre partout où nous posions le regard, et qu’au bout du compte, nous allions peut-être nous retrouver face à un gros bol fumant et encombrant de spaghettis sémiotiques. Les tensions et les pressions subtiles qu’implique ce type de projet sont d’une telle nature que vous n’en avez pas conscience, dans l’instant, ou alors de la façon la plus vague.

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C’est seulement aujourd’hui, douze mois après avoir tapé triomphalement le mot “FIN” en grandes lettres majuscules soulignées sous la case sept de la page vingt-huit de mon scénario pour le douzième épisode que je réalise dans quel état de confusion j’ai passé cette année-là, comme si je l’avais passée à danser le pogo au milieu d’une troupe de rhinocéros et si l’état de choc subséquent commençait tout juste à se dissiper. Dans l’ensemble, je crois bien que nous avons gagné le pari. Même si je me trompe et si tout ça n’était en définitive pas autre chose que des spaghettis, je reste très satisfait de WATCHMEN sur un plan personnel.

Écrire cette histoire m’a appris certaines choses sur la technique du récit qui ont ouvert tout un nouveau champ de possibilités pour l’avenir, à présent que j’ai eu le temps et le recul nécessaires pour digérer ce que nous avons fait. Cela m’a amené à me pencher sur diverses questions touchant au monde réel que je n’aurais sans doute pas étudié avec autant d’intensité. Finalement, non sans ironie, cela a rassasié mon appétit pour les super-héros. Comme le flacon de parfum de l’histoire, ma nostalgie pour le genre s’est fissurée et a éclaté quelque part en chemin, et toute la vieille senteur musquée et doucereuse qu’elle renfermait s’en est échappée et s’est évanouie.

Pour le meilleur ou pour le pire, les humanoïdes ordinaires, non télépathes, dépourvus de mutations et privés du don de double vue qui traînent sur un des coins de rue anonymes de WATCHMEN en sont venus à me sembler plus précieux et plus intéressants que ceux qui soulèvent les rivières et déplacent des planètes. Je souhaite aux super-héros tout le bien imaginable entre les mains de ceux qui guideront leur vol dans le futur, mais pour ma part, je suis impatient de revenir sur cette Terre. Et nous voici donc à la fin. Quatre années et près de quatre cent pages plus tard, tout est finalement terminé. Sur les pages qui vont suivre, vous allez découvrir nos premiers pas maladroits et vacillants sur ce long chemin, et même s’ils n’ont qu’une lointaine ressemblance avec le colosse gonflé de stéroïdes qui aura finalement franchi la ligne d’arrivée, j’espère qu’ils ajouteront au plaisir que vous prendrez à regarder la course.

Humain ou non, peu importe.

Alan Moore
Northampton, janvier 1988

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